Entretien.
Le 5 février, le peuple a mis le feu à l’édifice du gouvernement
du canton de Tuzla. Une révolte contre les privatisations
criminelles, les salaires impayés et la corruption des oligarques au
pouvoir. Une violence jugée nécessaire pour enfin, se faire
entendre, et sortir de la misère. Les ministres ont démissionné,
le peuple reprend les rênes de la vie politique. Très vite, plus de
700 citoyens et citoyennes se sont regroupés dans des Plénums,
véritables exercices de démocratie directe. L’effet « Tuzla »
se propage dans d’autres villes en Bosnie-Herzégovine… et le
vent de la colère gagne les rues en Croatie, Monténégro,
Macédoine, etc. si bien que l’on parle déjà, en France et en
Europe, d’un « printemps » des Balkans. Mais à Tuzla, les
perspectives vont au-delà d’une simple saison. Cela fait vingt ans
que l’on attend ce moment. La situation est chargée de tels
espoirs que l’on se méfie du vertige de cette révolution en
cours. Il s’agit de procéder étape par étape, pour construire
les bases d’une justice sociale et politique faite pour durer.
Entretien avec Miroljub Radomirović, juriste et membre fondateur du
parti politique bosnien Lijevi
(La Gauche).
Après
une première semaine de Plénums, des groupes de travail se sont mis
en place, divisés selon les différents ministères : économie et
industrie, santé, éducation, sport et culture, etc. Tu fais partie
du groupe légal. Peux-tu nous en dire plus ? Quels sont les
objectifs et les priorités pour les mois à venir ?
Il
faut d’abord bien faire la différence entre
le groupe de travail pour la justice et l’administration, dont
l’objectif est de pointer les problèmes dans ces secteurs, et
l’équipe légale du Plénum de Tuzla. Celle-ci est très
importante pour le Plénum, car elle révise les demandes de chaque
groupe de travail, et les articule de la bonne manière. Nous
vérifions les lois qui régulent chaque secteur, pour garantir que
ces demandes sont aux normes de chaque département responsable pour
régler tel ou tel problème. C’est donc très important que les
demandes soient concrètes !
Nous mettons la pression pour que
le gouvernement vérifie tous les contrats de privatisations de notre
canton. S’il s’avère que ces contrats n’ont pas été
respectés, ils devront être annulés. Il existe aussi des éléments
de poursuite si les entreprises ont été détruites, même si les
contrats ont été respectés. Il faut s’assurer que les mesures
commencent tout de suite.
Vous
avez déjà remporté une première victoire…
Oui,
nous avons récupéré 1 million de BAM (mark convertible, soit
500 000 euros) grâce à l’annulation du « pain blanc »,
c’est-à-dire les salaires que les ministres continuaient à
toucher un an après la fin de leur mandat. Nous avons d’autres
mesures pour éliminer les différents « bonus »
votés au fil des années par l’élite corrompue et sans pitié.
Pas seulement les ministres, mais aussi les parlementaires.
Notre
groupe de travail va essayer de proposer une série d’amendements,
que ce soit nous qui les fassions, pas eux. Tous les jours, nous
venons avec de nouvelles idées à concrétiser, donc ce ne sont pas
les initiatives qui manquent pour les semaines à venir.
Tu
es impliqué dans l’équipe légale du Plénum, et tu es aussi
membre fondateur du parti politique Lijevi. Peux-tu nous rappeler
comment votre parti est né ?
Nous
étions tous membres du Parti social-démocrate (SPD), dans
l’opposition. Nous avions le même but et le même ennemi. Mais
lorsque le SPD a été élu en 2010, il a formé une coalition avec
le SDA (Parti d’action démocratique). Les sociaux démocrates
avaient mis beaucoup d’espoir en nous, mais nous étions trop
critiques, et nous sommes partis.
Nous avons d’abord fondé
l’ONG Revolt pour
critiquer leurs promesses non tenues. Mais peu à peu, l’ONG a
perdu son caractère offensif et son agressivité politique. Alors
nous avons décidé de fonder un vrai parti de gauche.
Nous
luttons contre les privatisations et destructions d’usines. Il faut
annuler les contrats de privatisations et rendre l’argent volé à
l’état. Nous militons pour une économie où les secteurs
d’intérêts publics seront propriétés d’état sous contrôle
social. Nos premières actions étaient en soutien avec les ouvriers
en lutte de l’usine Dita. Nous les avons aidés, avec une
visibilité médiatique, une assistance légale, et de la nourriture
lorsqu’ils bloquaient l’usine.
Un
mouvement de solidarité existait-il déjà à ce moment-là entre
les travailleurs ? Qu’en était-il des syndicats ?
Il
n’existait pas jusqu’à maintenant de vraies solidarités entre
les travailleurs confrontés aux mêmes problèmes. C’était chacun
pour soi. Nous avions un problème avec les syndicats, dont 90 %
des représentants étaient corrompus. Maintenant les choses
commencent à se relâcher, les travailleurs s’expriment
directement dans les Plénums. Ils ne soutiennent plus aussi
aveuglement les dirigeants syndicaux, qui sont remis en cause.
Certains d’entre eux ont voulu créer une sorte de coopération
avec le comité d’organisation du Plénum, mais celui-ci ne marche
pas comme ça. Nous n’y avons aucune fonction attitrée, il n’y a
pas de représentants. Les rapports doivent être changés.
Le
Plénum ouvre-t-il un espace pour une gauche à Tuzla ? Permet-il
de consolider Lijevi ?
Je
suis de plus en plus optimiste. Des forums citoyens se forment
aujourd’hui dans tout le pays, malgré tous les efforts des
autorités et médias pour les discréditer. Je suis particulièrement
heureux que mes camarades du parti, par leurs propositions et leur
engagement, commencent à jouir d’une réputation grandissante et
de la confiance des citoyens. Il faut savoir qu’ici, en
ex-Yougoslavie, il y a eu une telle stigmatisation de toute
l’idéologie communiste, que si tes valeurs en sont proches, tu
commences avec un gros désavantage. Et pourtant les gens viennent
nous voir, ils s’intéressent à notre parti. En même temps, la
situation était tellement catastrophique que l’espoir est à
gauche.
Quels
sont les enjeux majeurs pour poursuivre la révolte
aujourd’hui ?
Nous
devons maintenir la pression dans les rues, parallèlement aux
groupes de travail. Ce qui se passe aujourd’hui est le résultat
d’années de luttes. Aujourd’hui, le gouvernement ne peut plus se
comporter de manière arrogante et ignorer les demandes des
travailleurs comme il l’a fait depuis vingt ans. Notre Plénum va
se poursuivre après les élections, comme force de contestation,
mais aussi d’alternatives réelles. Le pouvoir est à nous. Le défi
est que les gens prennent de plus en plus conscience de leurs forces
communes pour construire une société solidaire.
Propos
recueillis par Kassia Aleksic et Ivica Mladenovic