Tariq Ali : les politiciens dans les Balkans sont totalement inutiles
Note du traducteur : j'ai passé la première partie de cette interview, pour n'en garder que ce qu'il pense sur les Balkans.
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Votre conférence à Zagreb a pour thème : "Un plaidoyer pour le
socialisme". Quel sens cela a-t-il de discuter du socialisme alors qu'il
est clair pour tout le monde que la gauche politique n'existe plus et
qu'en dépit de la crise actuelle le capitalisme va survivre ?
- Je suis d'accord, si aucune alternative n'apparaît le capitalisme va
survivre. Aussi effrayant qu'il soit, sans une politique alternative
cohérente, aucun tort ne peut lui être fait. Je pense qu'il n'y a pas de
divergence sur ce point. Ce qui peut être fait est de préparer une
alternative, rassembler autant d'idées que possible, les exposer et en
discuter. Il ne faut pas se faire d'illusions, le capitalisme deviendra
encore pire - regarder seulement ce qui se passe en Grèce ou dans les
pays baltes, en Lettonie, en Estonie... C'est une catastrophe complète,
le chômage massif, la fin de tout.
Et la situation dans les Balkans est loin d'être idéale. En Serbie et en
Bosnie il existe un nombre énorme de gens sans travail, l'économie
informelle prévaut, les organisations criminelles exercent une
immense influence sur les structures politiques et déterminent le cours
des événements.
Je suppose que la situation en Croatie n'est guère différente. C'est
pourquoi il me paraît très important de commencer à débattre
concrètement des alternatives qui s'offrent à nous, que pourraient être
les alternatives au sein du capitalisme, en dehors du capitalisme,
afin d'examiner toutes les options.
Du reste, tous ces thèmes ont été retirés de l'ordre du jour depuis bien
longtemps et il me semble essentiel de se remettre à en discuter.
Est-ce que le socialisme est la solution ? Pouvons-nous parler du
socialisme et ignorer tout le mal qu'il a entraîné avec lui ?
- La première grande expérience avec le socialisme entamée après la
révolution de 1917 a tristement échoué. Nous sommes tous conscients
qu'il s'agit d'une expérience ratée. Cependant le capitalisme a failli
au moins 30 fois durant les 200 dernières années et personne ne le
considère comme un projet raté.
Le socialisme, en dépit de tout, me semble être une option bien plus
acceptable, à condition de tout reprendre à zéro, conscients des erreurs
commises et désireux d'y remédier. J'ai discuté avec nombre de gens à
Sarajevo et à Belgrade qui parlent de l'époque de Tito comme d'un âge
d'or. Ce sentiment est fréquent et il provient de ce que pour les gens
certaines choses allaient de soi, qu'ils avaient une sécurité sur
laquelle ils pouvaient compter. De cela il n'en est plus rien. Je ne
suis pas sûr que la plupart des gens dans les Balkans et en Europe de
l'Est rejettent entièrement cette période. Il me semble plutôt qu'ils se
souviennent de beaucoup de bonnes choses. Je suis d'accord, ce n'était
pas idéal. Il manquait la responsabilité démocratique, la possibilité de
critiquer en public, de débattre en public. Tout cela était des erreurs
du système. Mais je crois qu'il aurait été possible d'y remédier.
Vous avez mentionné la Grèce. Que va-t-il se passer là-bas ?
- Il est difficile de le dire à l'heure actuelle. Le Gouvernement a
récemment été élu, ce qui signifie qu'il est peu probable que les gens
souhaitent rapidement le renverser. La droite en Grèce a été sage, elle
savait que la crise allait s'approfondir et elle a donc organisé des
élections en sachant qu'elle les perdrait. Elle a laissé d'autres se
démerder avec les problèmes. Un grand nombre de gens a conscience des
manoeuvres qui se jouent. Cependant les conditions posées à la Grèce
auront pour résultat une hausse du chômage. La question est de savoir si
les citoyens de là-bas vont attendre cela les bras en l'air et se
rendre ou s'ils vont se battre.
S'ils se décident pour la lutte, la question est de savoir comment la
lutte va commencer et comment elle s'achèvera, en sachant qu'il n'y a
pas de grande alternative politique. Peut-être que quelque chose de
nouveau va poindre. La Grèce est un pays où, tous
les facteurs pris en compte, de grands mouvements sociaux pourraient avoir lieu. Ce
type de mouvements qui conduisent à la création de nouveaux et puissants
partis qui peuvent concourir pour le pouvoir. Parmi tous les pays
européens, c'est l'arène la plus vraisemblable pour quelque chose de la
sorte.
Qu'en est-il du renforcement de la droite radicale ? On ne peut ignorer,
par exemple, le cas de la Hongrie. A quel point l'Europe est-elle
responsable ?
- Ces choses arrivent en période de crise, c'est-à-dire lorsque les
partis du centre n'ont aucune solution pour sortir de la crise et
lorsqu'il n'existe pas de gauche. J'observe ce qui se passe en Hongrie,
mais aussi en Grande-Bretagne, en France, en Italie : dans les rues de
Naples on a commencé à brûler des gens. Je dirais qu'il s'agit d'un
instant critique qui ne fait que confirmer que l'Europe est une piètre
entité sans utilité. Ces choses arrivent lorsque au lieu du modèle
social-démocrate on accepte le système banquier. Les priorités changent
alors fortement. Cependant, les gouvernants ont préféré suivre
l'Amérique du Nord, ce fameux modèle anglo-saxon. Maintenant ils doivent
faire face aux conséquences, à l'effondrement du système pour lequel
ils n'ont pas de réponse.
Quelle est votre solution ?
- La création de blocs régionaux ; et je ne pense pas seulement en
Europe, mais aussi dans le monde. C'est la seule façon pour que la
société aille de l'avant. Dans le cas des Balkans cela me paraît une
solution évidente, une sorte d'union post-yougoslave, une confédération,
appelez cela comme il vous plaira.
L'effondrement de la Yougoslavie a été chèrement payé. Pensez-vous
réellement que les citoyens pourraient croire en quelque chose du genre ?
- Je ne vois pas d'autre solution. Lorsque je dis "Yougo-union", je ne
pense pas nécessairement à une solide alliance, mais plutôt à une
confédération entre pays égaux, sur un même pied, dans laquelle personne
n'aurait à redouter qu'en pâtisse sa souveraineté nationale.
Je pourrais maintenant être ironique et dire que je suis parmi ceux qui
ont profité de l'effondrement de la Yougoslavie. Mes livres sont édités
dans quatre pays, pratiquement dans la même langue, et c'est grotesque.
Quelque chose doit être fait si on veut aller de l'avant, et non pas plutôt créer des barrières et des frontières artificielles
dans la société, l'économie et la culture. Non seulement dans les
Balkans, mais partout dans le monde les pays doivent se tourner vers la
création de blocs régionaux. Mais pour ce faire, il faut une volonté
politique.
Sur base des expériences glanées par votre séjour dans la région, quelle
image en avez-vous ?
- Les politiciens dans les Balkans sont presque partout complètement
inutiles. A Belgrade j'ai été invité dans une de ces émissions très
populaires et parfaitement stupides où des filles superbes,
magnifiquement habillées, posent des questions d'une bêtise sans borne.
Ainsi une des animatrices m'a demandé : "Donc, maintenant vous voilà venu dans notre pays. Avez-vous rencontré un de nos chefs politiques ?" Je
lui ai répondu : "Ecoutez, si j'avais voulu discuter sur la criminalité,
j'aurai discuté avec des criminels, si j'avais voulu conclure une
affaire, je me serais adressé à des gens d'affaires. Je n'ai pas besoin
de politiciens comme de proxénètes".
D'abord elle s'est contentée de rire, ensuite cela s'est concrétisé dans
sa tête, puis elle s'est affolée en toute apparence. Après cela elle
m'a déclaré qu'encore personne ne lui avait dit une pareille chose
durant l'émission.
C'est là mon opinion sur les politiciens dans les Balkans - pour autant
que je comprenne, ils ne font que s'enrichir, raison pour laquelle ils
entrent dans la politique. La seule différence dans le changement des
diverses options consiste à ce que divers groupes, diverses bandes
viennent et s'enrichissent. La politique ne change pas, elle est
toujours la même et ne tient aucun compte de la vie des gens ordinaires.
Source : kontra-punkt.info, le 3 mai 2010.