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Titre du blog : Balkanikum
Auteur : Balkanikum
Date de création : 14-08-2008
 
posté le 26-02-2010 à 16:34:52

Les usines et les livres aux travailleurs

 

 

 

Dans le monde plutôt schizophrénique de l'impression du livre en territoires de l'ex Yougoslavie, un monde où l'on ne sait trop où s'achève la littérature sérieuse et où commence le kitsch, l'éditeur belgradois Dejan Ilic et sa "Fabrika knjiga" ("La Fabrique des livres"), sont un phénomène à part. Cette maison d'édition existe depuis sept ans déjà ; elle s'occupe de "littérature socialement engagée", tel qu'il est dit en guise de notice sur leurs couvertures, et par conséquent elle produit ce que personne d'autre ne veut.

 

- Je suis un producteur agricole - déclare Djelic ironiquement, voulant ainsi souligner à quel point lui tape sur les nerfs ces cercles intellectuels urbains aux paroles onctueuses, qui en définitive traitent de thèmes si délicats mais ont oublié la fange existentielle, politique et spirituelle qui a recouvert notre société et l'a transformée en bourbier.

 

- Par les livres que nous publions nous souhaitons susciter un débat sur les problèmes cruciaux car nous voyons que nos sociétés, après l'effondrement de l'ancien état, ne sont pas du tout capables d'articuler la situation dans laquelle elles se trouvent - déclare Ilic pour le "Novosti".

 

 

A propos de la gauche yougoslave et européenne

 

On pourrait dire que les guerres, la transition et la question de l'identité (nationale) sont le point central de "La Fabrique des livres". Toutefois, que cette dernière imprime de la théorie, de la prose ou de la poésie, il importe à Ilic que ce soit des auteurs qui "expliquent ce monde-ci" de façon à ce que les valeurs sacrées soient remises en cause.

 

La base scientifique pour l'analyse des guerres yougoslaves et de tout ce qui s'en est suivi est par exemple représentée dans "La Fabrique du livre" par les travaux de deux brillants théoriciens, Vojin Dimitrijevic ("Silazenje s uma") et Nenad Dimitrijevic ("Ustavna demokracija shvacena kontekstualno"), tandis que l'analyse critique de la période la plus noire des sociétés post-yougoslaves est laissée aux soins d'un quatuor de choc de Croatie.

 

- Il s'agit de Viktor Ivancic, Heni Erceg, Boris Buden et Dubravka Ugresic, quatre auteurs de premier ordre auxquels la culture croate a si facilement et simplement renoncé. Ils sont importants parce qu'ils nous ont confrontés à des faits accablants de ces sociétés, sans que l'on soit pour autant obligé d'adhérer à chacune de leurs idées, mais il faut justement partir de ces faits si vous voulez vous forger votre propre opinion sur ce qui s'est passé, selon Dejan Ilic.

 

"La Fabrique des livres" accorde une attention particulière au phénomène de l'éducation dans les nouveaux états car, d'après Ilic, on voit clairement dans ce domaine selon quel schéma fonctionnent ces sociétés, comment elles se perçoivent elles-mêmes, et quelles sont les conséquences de ces vues dominantes.

 

- Dans l'édition spéciale "Rec" ("La parole") nous avons publié les travaux d'Ana Kolaric et de Nenad Velickovic sur le thème de l'analyse des manuels scolaires parce que nous avons compris que les modèles culturels de la nation, qui ont servi de combustible pour les guerres passées, n'ont pas changé et qu'ils représentent aujourd'hui le type souhaitable d'identification sociale, que l'on enseigne à nos enfants, non pas seulement en Serbie, déclare Ilic.

 

Citons encore "Tela koja nesto znace" ("Ces corps qui comptent") de Judith Butler, "Sociologija etniciteta" de Sinisa Malesevic, mais aussi Stuart Hall, Frederic Cooper et Rogers Brubacker, des auteurs dont il est écrit sur la page internet de "La Fabrique des livres" que leurs livres sont écoulés.

 

Des thèmes dont s'occupent également la maison d'édition sont les archives de la gauche yougoslave et européenne.

 

- Aujourd'hui nous ne pouvons plus critiquer le néolibéralisme global car on vous répond tout de suite que vous vous exprimez à partir des temps "anciens", sans que personne ne songe que la majorité des acquis de la civilisation contemporaine ont justement été apportés par la gauche, dit Ilic.

 

C'est ainsi que "La Fabrique des livres" a publié "Kovanje democratije. Istorija levice u Evropi : 1850-2000" de Geoff Eley et "Sta je bio socijalizam i sta dolazi posle njega" de Katherine Verdery, dont il ressort, par exemple, que le droit de vote universel en Europe et les congés payés ne sont pas le produit des compagnies multinationales mais bien de la classe ouvrière.

 

Lorsque vous demandez à Dejan Ilic où il se situe dans le monde de l'édition serbe, il agite la main.  

 

- Que m'importe ma place dans un système de valeur social et culturel détruit. Ce qui compte à mes yeux et ce que je voudrais voir, c'est que mes livres soient lus par des étudiants et leurs professeurs. Cela seul est important.

 

 

Vivre de principes

 

En fait, déclare Ilic, "La Fabrique des livres" représente une sorte de courant médian en publiant des livres qui représentent une littérature obligée dans les universités européennes, tandis que dans les Balkans une telle édition est qualifiée d'alternative.

 

- En quoi suis-je une alternative, au bon sens ?, se demande Ilic.

 

Il a aussi publié "Bilo jednom u Evropi" de John Berger, un livre qui parle de la ruine des populations rurales dans le nouveau capitalisme, "Ulica Eureka" de Robert Mc Liam sur les affrontements religieux en Irlande du Nord et "Berlinsko Okno" de Sasa Ilic sur nos émigrants à Berlin, un livre que je recommande personnellement. Soit dit en passant, on peut trouver à Zagreb dans la librairie "Booksa" les éditions de "La Fabrique des livres", tandis qu'à Belgrade la librairie "Beopolis", où l'on pouvait trouver leurs éditions, a dû fermer ses portes sur décision des autorités municipales.

 

- Il s'agissait d'une librairie engagée et bien achalandée, il s'y passait toujours quelque chose, mais le pouvoir est arrogant et n'a cure d'une telle culture - déclare Ilic.

 

Peut-on vivre de "La Fabrique des livres" ?

 

- Ma mère et mes enfants en savent quelque chose, néanmoins nous sommes vivants. La vraie question n'est pas de savoir si on peut vivre de principes mais si on peut vivre sans principes.

 

Source : novosti.com, le 26 février 2010.