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Titre du blog : Balkanikum
Auteur : Balkanikum
Date de création : 14-08-2008
 
posté le 25-01-2010 à 11:55:30

J'ai traduit l'article qui suit parce qu'il me semble être un bon exemple d'une presse qui se met au service d'intérêts financiers. Il est paru sur le site du Jutarnji list, un des principaux quotidiens croates. Cependant, il faut dire que cet article ne constitue nullement une exception pour ce journal assez peu scrupuleux.  

 

 

Ils touchent une pension de misère et possèdent un appartement de 300.000 euros. Pourquoi ne veulent-ils pas le vendre ?



Dans le centre de Zagreb il existe au moins 100 appartements de valeur dans lesquels végètent des personnes âgées. Si un jour elles venaient à vendre, elles pourraient vivre à l'aise. Toutefois cela ne leur vient pas à l'idée, et la plupart d'entre elles ont pour désir de mourir dans leur sommeil, dans leur propre lit, là où elles sont nées.

A l'agence, le téléphone a sonné. A l'autre bout du fil on a entendu une voix masculine agréable. L'homme s'est présenté. Il vit à Vienne, dit-il, son frère vit en Amérique, quant à sa tante, une dame âgée, elle vit toute seule dans un immense appartement au centre de Zagreb. La tante ne s'est jamais mariée, eux sont les seuls héritiers de l'appartement qu'elle ne veut pourtant pas vendre malgré que sa vie dans un bien aussi vaste soit en réalité misérable. "S'il vous plait, dit l'homme, nos intentions sont bonnes, l'appartement se détériore, le bon sens indique qu'il est préférable de le vendre et avec cet argent d'acheter ce que bon lui semble, là où il lui plaira, quant au reste de le déposer. C'est un appartement de 143 m², avec d'immenses plafonds de 3,20 m, la tante ne peut même pas l'entretenir. Cependant, elle est têtue, et, voilà, nous en appelons à vous, en tant qu'experts, pour que vous tentiez de discuter avec elle."

Marina Mihaljinac, détentrice d'un master d'économie et propriétaire de l'agence de biens immobiliers "Zagrebwest", qui durant les deux dernières décennies s'est fait un paquet d'expérience et une fidèle image du marché des biens immobiliers chez nous, a commencé le récit dans les termes suivants "les petites grands-mères et les appartements dans le centre ville". Ce sont des appartements dans lesquels elles vivent une vie des plus inadéquates, et qu'elles ne veulent pourtant pas vendre, pas même en rêve, pour s'installer dans quelque chose de plus petit, de meilleur marché, de plus pratique... Une histoire qui dépeint une partie de la mentalité lente, non commerciale, corporative, spécifiques aux milieux patriarcaux tels que le nôtre et qui continue de nous accompagner pareille à une ombre, une histoire que ne réfutera aucun expert en économie.

 

Elle a ouvert la porte en 15 minutes


- Je m'étais rendue chez la dame (nous l'appellerons Tereza afin de préserver son identité). Tereza vit au second étage dans un bâtiment en plein centre ville (avec ce haut rez-de-chaussée et ces hauts escaliers, cela serait déjà un quatrième étage dans une nouvelle construction). Étant donné qu'elle avait déjà 75 ans, et une grave inflammation des articulations qui l'oblige à marcher à grand peine en se servant de cannes, il lui a fallu presque 15 minutes pour qu'elle m'ouvre la porte sur laquelle j'ai carrément dénombré neufs verrous. Elle veut bien, dit-elle d'une voix enjouée, nous montrer l'appartement.

Il y avait une pièce que nous avons tout juste pu déverrouiller, cela faisait si longtemps qu'elle n'y avait pénétré que la serrure était rongée par le temps, l'humidité... Lorsque nous sommes entrées, de la cheminée qui dominait le mur d'en face se sont envolés quelques oiseaux, quelque chose... Je me suis jetée au sol, Tereza s'est mise à rire, "ah, ce ne se sont que des chauves-souris, pas d'inquiétude". Dans la pièce voisine, qui ne sert pas non plus et où le plâtre se détache des murs, la fenêtre était entrouverte ; il s'y accumulait un tas de plumes et de fientes d'oiseaux et on voyait donc parfaitement bien que les pigeons s'en donnaient à coeur joie. Madame Tereza n'utilisait que la cuisine, le salon ainsi qu'une petite chambre. Sur la fenêtre du salon qui donne sur la rue principale elle gardait un petit oreiller sur lequel s'appuyer et, juchée au second étage, observer la vie de la métropole toute la journée durant. Elle aime faire des mots-croisés, elle écoute de la musique classique à la radio, elle lit "Gloria" et ne va nulle part. Elle vit d'une petite somme d'argent. En effet, c'est une des raisons pour laquelle elle n'utilise pas tout l'appartement qu'elle ne peut aménager et qui se détériore. Durant tout un temps elle a loué les chambres à des étudiants, mais c'était bien trop dramatique, ils vont, ils viennent, ils téléphonent, prennent le bain, dépensent du gaz... La pauvrette se donne du mal avec les serrures, elle se déplace avec difficulté, elle ne chauffe qu'une petite partie de l'appartement qui tombe en ruine, pour tout dire elle s'esquinte... - décrit Mihaljinac, avant de poursuivre :

 

Le jour où je mourrai, ils n'auront qu'à vendre


- On s'est assise à table, la dame m'a offert du thé et des petits gâteaux, et gentiment, en amis, nous avons discuté de ce que proposent ses neveux en tant qu'uniques héritiers de l'appartement. "Tereza , ai-je commencé, votre appartement en plein centre-ville de la capitale, vous pouvez le vendre pour un peu moins de 300.000 euros". En effet, cela se passait au milieu de l'année 2007 lorsque le marché des biens immobiliers était au plus haut et lorsque pour de tels biens, même pour un appartement aussi négligé, on pouvait obtenir deux mille euros par mètre carré, voire plus.

"Les neveux, par conséquent, proposent que mon agence trouve un appartement plus petit d'environ 60 m², vu qu'ici actuellement vous n'en utilisez pas plus, avec le téléphone, le chauffage central, la climatisation, les portes anti-effraction pour que vous ne vous tracassiez pas avec ces neufs verrous, cela dans un bâtiment pourvu d'un ascenseur et qui est à proximité d'une maison de santé. Le reste de l'argent, il vous resterait entre 150 et 200 mille euros, vous pouvez le placer à la banque et vivre grâce aux intérêts une vie de bien meilleure qualité.

Ainsi, vous pouvez voyager, aller aux thermes lorsque vous le voulez, vous payer des masseurs, des thérapeutes, des coiffeurs, des pédicures, des nettoyeuses, une aide médicale qui viendra vous rendre visite tous les jours, ainsi qu'une livraison régulière de nourriture d'un bon restaurant. Votre vie sera prise en charge aussi bien sur le plan sanitaire que tout autre. Je peux vous offrir de superbes appartements, une nouvelle construction à Jarun, à Knežija et Maksimir."

Tereza s'est contentée de m'écouter et de rire doucement. Mais non, non, non, elle n'ira nulle part, elle est bien ici, dit-elle. Elle l'aime beaucoup son appartement, elle a son petit coussin à partir duquel elle observe les gens, dix verrous qui, la pauvrette, lui prennent une demi heure à verrouiller et déverrouiller, quelques amies qui une fois par semaine viennent emprunter "Gloria" (une littérature qui lui tient à coeur), de sorte que c'est en même temps une compagnie pour elle. Elle a un voisin âgé avec lequel elle boit chaque matin du café et échange des propos, ainsi qu'une doctoresse toute proche, en qui elle a une foi infinie et qui connaît tous ses maux, et qui viendra lui rendre visite le cas échéant (cela n'a pas servi à grand chose de lui expliquer qu'avec les 200.000 euros qui lui resteront elle pourra se payer les meilleurs médecins du monde qui soient).

Elle aime ses meubles, le parfum de ses tapis, peu importe les chauves-souris et les pigeons, elle ne voit aucune raison pour laquelle elle devrait déménager. C'est là qu'elle est née, qu'elle a grandi, et elle prie fortement Dieu pour mourir dans son lit, en plein sommeil. Quant aux neveux ils recevront ce qui leur est dû le jour où elle sera morte pour de bon ; il n'est rien ni personne qui la fera changer d'avis - a raconté Marina sur un ton pittoresque, tout en haussant les épaules en signe d'impuissance.

De ces dames, fait Mihajlijac, Zagreb en est remplie, ou plutôt le centre-ville seulement. Ainsi, une autre dame (que nous appellerons Marija) possède un appartement de 160 m² directement situé dans le centre. Bien que ses petits-enfants aient fondé une famille et depuis longtemps aient recourru aux gros crédits immobiliers, madame Marija qui vivote elle aussi, continue Mihaljinac, ne songerait pas à vendre l'appartement pour lequel elle pourrait pareillement obtenir plus de 300 mille euros et s'installer dans quelque chose de plus petit et de plus pratique.

Une troisième dame (que nous appellerons Zdenka) n'a rien voulu entendre pendant des années, bien qu'avec sa pension de misère elle se soit esquintée dans un énorme appartement dans le centre-ville. Ensuite elle a décidé de louer quelques chambres, mais au prix dément de mille euros par mois pour la chambre, "car, on y trouve de superbes tapis, de précieux buffets et meubles antiques...", et tu aurais eu du mal à lui démontrer qu'aux yeux de jeunes personnes cela n'est qu'un vieux musée trop cher, sans attrait, explique Mihaljinac en puisant dans ses nombreuses expériences sur le terrain.

- Soi-disant madame Zdenka se serait décidée récemment à vendre l'appartement, mais je vois déjà quel travail de Sisyphe cela va être car elle va demander de l'argent que personne ne va lui donner pour un appartement qui, de surcroît, mérite d'être rénové au grand complet - estime Mihaljinac.

 

L'argent de famille


Bien que la vie des personnes âgées (soit des couples mariés, soit des célibataires) dans des appartements qui par leur surface excèdent leurs besoins, aille généralement de pair avec des frais élevés, de petites pensions et mille expédients, les seniors ne s'en défont que difficilement. C'est avec passion qu'ils aiment leurs biens qu'ils surévaluent terriblement, continue Mihaljinac, et il est bien connu qu'ils y sont attachés sentimentalement, quand bien même cela dépasse la logique. C'est là un des héritages du socialisme, ce critère selon lequel posséder une grande maison ou un appartement est une question de prestige.

Ladite valeur sentimentale, a contrario, a été entièrement éliminée par l'Europe occidentale faisant preuve d'esprit rationnel, mobile et capitaliste. Chez nous les gens sont attachés à leur appartement "ici suis-je né, ici finirai-je", ou bien à leur maison "car chaque brique est passée entre leurs mains", ou encore au champ qu'ils n'exploitent plus car peut-être ne savent-ils même plus où il se trouve.

Ils y voient un argent de famille durement acquis malgré que ces terrains et ces biens immobiliers aient perdu leur finalité et fonction premières, au point de se transformer en un lourd ballast, en un capital mort, illogique, explique Mihaljinac.

- Combien trouve-t-on de pareils exemples chez nous ? La chose est fort difficile à établir avec certitude car il n'existe pas d'enquêtes précises. Parmi l'ensemble des biens immobiliers qui à Zagreb ont un intérêt pour le marché, par conséquent les appartements dans le centre et les maisons dans la périphérie où vivent des personnes âgées qui n'ont ni la force ni l'argent pour les entretenir..., je dirais que de tels cas couvrent environ 15% du marché.

C'est vraiment beaucoup sachant qu'il s'agit d'un très petit marché - le centre de Zagreb s'étend de la Place Britanac jusqu'à Kvatrić et au sud jusqu'à la Gare principale - en d'autres termes, un très petit marché où actuellement sont vendus au maximum cent appartements que caractérisent ces hauts plafonds et ces superbes escaliers - déclare Mihaljinac.

Quelle est la situation si nous faisons la comparaison entre la Croatie et les métropoles d'Europe occidentale ? Là non plus il n'existe pas de recherches adéquates, déclare Mihaljinac, mais il est sûr à cent pour cent que dans les pays d'Europe occidentale les gens vendent leur bien dès l'instant où il partent à la retraite ou se retrouvent sans argent pour une raison quelconque. Ils s'installent dans des appartements plus petits, meilleur marchés, dans un quartier plus avantageux ou dans une ville plus petite et, pour dire les choses simplement, ils s'auto-organisent un mode de vie meilleur marché. Par exemple, les Allemands sont la nation européenne avec le plus petit pourcentage de propriétaires de biens immobiliers. Dans une ville comme Francfort ou Milan vous pourrez difficilement tomber sur une petite grand-mère qui végète avec des chauves-souris en plein centre-ville sans autre raison que d'aimer son appartement - fait-elle en riant.

 

Des condominiums pour les plus âgés


- Il s'agit d'une population professionnellement mobile, elle s'ajuste en fonction du travail, elle n'adapte pas le travail en fonction du bien dans lequel elle vit, sinon l'inverse. Dans le même appartement cette population ne vit pas trente ans comme c'est le cas chez nous et elle n'y est pas du tout attachée sentimentalement. Là-bas règne la raison à l'état pur, l'aspect sentimental pour l'appartement ou la maison a été totalement effacé de leur horizon mental - déclare Mihaljinac.

A l'extérieur, de surcroît, il existe des cités spéciales pour les citoyens du troisième âge, les dénommés condominiums, dans lesquelles tous les contenus nécessaires à la santé, au social, aux services, aux loisirs et à la culture sont précisément adaptés à cette catégorie visée. De telles cités sont très fonctionnelles, si l'on en croit les expériences étrangères, et pour les seniors elles leur donnent un sens de l'existence ainsi qu'une motivation pour s'activer, cependant, chez nous elles n'ont jamais pris corps.

Ce n'est pas un secret que la Croatie soit connue pour le grand nombre de biens immobiliers, en particulier par le grand nombre de secondes résidences que seule peut s'offrir la classe moyenne et supérieure dans le riche monde occidental.

- Il existe à cela deux raison, d'abord, à l'époque du socialisme les gens ne pouvaient investir un semblant d'argent excédentaire que dans des résidences secondaires. Ensuite, durant la période allant de la fin des années 90 jusqu'à peu près l'année 2007, un énorme boum à la hausse s'est formé dans les prix des biens immobiliers, de sorte qu'ils ont signifié de brillants investissements, en particulier à Zagreb et à la mer, où les gens, à cause des locations trop coûteuses, pouvaient récupérer en moins d'une décennie le bien immobilier acheté - selon Mihaljinac.

Chez nous, dit-elle, il n'existe pas de marché sérieux des biens immobilier. En Europe occidentale et en Amérique il existe toute une série de firmes dont le travail consiste à construire des appartements pour les louer.

Des agglomérations entières sont bâties avec des appartement à louer, de telles locations sont très avantageuses, il existe une catégorisation, on ne peut pas louer un poulailler et le sous-locataire jouit de ses propres droits, le proprio ne peut pas l'expulser d'ici le prochain samedi parce que son fils s'est subitement marié, de sorte qu'il lui faut un appartement, tel que cela se passe chez nous. Il convient de souligner que les propriétaires récupèrent le bien acheté en vingt ou trente ans - ils ne compte pas sur les hauts profits à la va-vite - tandis qu'en Croatie jusque récemment la période d'amortissement variait entre 10 et 12 ans, lâche sans détour Mihaljinac.

 

Les impôts auront raison d'eux


Ce qui la fâche le plus, dit-elle, ce sont les enquêtes portant sur le marché des biens immobiliers qui sont rendues publiques, à cause desquelles l'image du marché des biens immobiliers n'est pas fidèle chez nous puisqu'elle se base sur les souhaits des vendeurs.

- De nombreux portails et annonceurs réalisent des analyses sur base des désirs des vendeurs, et non pas sur base des estimations du marché faites par des agences professionnelles qui ont examiné les appartements sur le terrain et prononcé un avis d'expert. La personne qui se manifeste au bout du fil de l'annonceur réfère en réalité l'offre de Dupont, or l'offre de Dupont n'est le plus souvent que son propre désir. En réalité Dupont aura à baisser significativement le prix de son bien s'il souhaite le vendre. Cependant, sur base de l'offre de Dupont, puis celle de Dupuis et de Dubuffet, je caricature, les annonceurs réaliseront une enquête qui est prise pour argent comptant, et qui, résultat  des courses, diffère de 40% de l'image réelle sur le marché des biens immobiliers, signale Mihaljinac qui ne cache pas sa colère.

Et les petites grands-mères et leurs énormes appartements ? Avec tout le respect dû, il n'y a que l'impôt immobilier qui aura raison d'elles, éclate d'un rire généreux Mihaljinac.

- Étant donné que le centre-ville est petit, qu'on compte peu de rues de qualité, c'est un grand dommage, je dis bien un grand dommage, que les biens immobiliers valables tombent en ruine et que surgisse un centre passif, mort. Y perd le milieu local et la ville elle-même car elle se transforme en musée des vieux appartements que vient à demi recouvrir la moisissure. Indirectement nous serions aidés par l'impôt immobilier ; le marché prendrait des couleurs, et l'Etat en profiterait à coup sûr : soit par l'impôt en question, soit par une économie revigorée qui s'installerait dans ces vieux et magnifiques appartements, conclut Mihaljinac.

 

Source : jutarnji.hr, le 24 janvier 2010. 

 

***

 

Deux remarques :

 

1. Je n'ai pas traduit la dernière partie de l'article, dont voici un résumé :

 

L'auteur de l'article y développe trois options pour les personnes qui se décideraient à vendre leur bien, avec à chaque fois la présentation d'un cas imaginaire et de deux scénarios envisageables. 

 

Les trois options sont les suivantes : 

 

2. Le Jutarnji list étant un journal incontournable en Croatie, on se doute qu'en allant frapper à sa porte la détentrice de l'agence immobilière a trouvé une bonne solution pour faire pression sur les propriétaires des appartements et mettre le grappin sur ce qui leur appartient.