J'ai traduit l'article qui suit parce qu'il me semble être un bon exemple d'une presse qui se met au service d'intérêts financiers. Il est paru sur le site du Jutarnji list, un des principaux quotidiens croates. Cependant, il faut dire que cet article ne constitue nullement une exception pour ce journal assez peu scrupuleux.
Dans le centre de Zagreb il existe au moins 100 appartements de valeur
dans lesquels végètent des personnes âgées. Si un jour elles venaient à vendre, elles pourraient vivre à l'aise. Toutefois cela ne leur
vient pas à l'idée, et la plupart d'entre elles ont pour désir de
mourir dans leur sommeil, dans leur propre lit, là où elles sont nées.
A l'agence, le téléphone a sonné. A l'autre bout du fil on a entendu
une voix masculine agréable. L'homme s'est présenté. Il vit à Vienne,
dit-il, son frère vit en Amérique, quant à sa tante, une dame âgée,
elle vit toute seule dans un immense appartement au centre de Zagreb.
La tante ne s'est jamais mariée, eux sont les seuls héritiers de
l'appartement qu'elle ne veut pourtant pas vendre malgré que sa vie
dans un bien aussi vaste soit en réalité misérable. "S'il vous plait, dit l'homme, nos intentions sont bonnes, l'appartement se détériore, le bon sens indique qu'il est préférable
de le vendre et avec cet argent d'acheter ce que bon lui semble, là où
il lui plaira, quant au reste de le déposer. C'est un appartement de
143 m², avec d'immenses plafonds de 3,20 m, la tante ne peut même pas
l'entretenir. Cependant, elle est têtue, et, voilà, nous en appelons à
vous, en tant qu'experts, pour que vous tentiez de discuter avec elle."
Marina Mihaljinac, détentrice d'un master d'économie et propriétaire de l'agence de biens immobiliers "Zagrebwest",
qui durant les deux dernières décennies s'est fait un paquet
d'expérience et une fidèle image du marché des biens immobiliers chez
nous, a commencé le récit dans les termes suivants "les petites
grands-mères et les appartements dans le centre ville". Ce sont des
appartements dans lesquels elles vivent une vie des plus inadéquates,
et qu'elles ne veulent pourtant pas vendre, pas même en rêve, pour
s'installer dans quelque chose de plus petit, de meilleur marché, de
plus pratique... Une histoire qui dépeint une partie de la mentalité
lente, non commerciale, corporative, spécifiques aux milieux
patriarcaux tels que le nôtre et qui continue de nous accompagner
pareille à une ombre, une histoire que ne réfutera aucun expert en
économie.
- Je m'étais rendue chez la dame (nous l'appellerons Tereza afin de préserver son identité). Tereza vit au second étage dans un bâtiment en plein centre ville (avec ce haut rez-de-chaussée et ces hauts escaliers, cela serait déjà un quatrième étage dans une nouvelle construction). Étant
donné qu'elle avait déjà 75 ans, et une grave inflammation des
articulations qui l'oblige à marcher à grand peine en se servant de
cannes, il lui a fallu presque 15 minutes pour qu'elle m'ouvre la porte
sur laquelle j'ai carrément dénombré neufs verrous. Elle veut bien,
dit-elle d'une voix enjouée, nous montrer l'appartement.
Il y avait une pièce que nous avons tout juste pu déverrouiller, cela
faisait si longtemps qu'elle n'y avait pénétré que la serrure était
rongée par le temps, l'humidité... Lorsque nous sommes entrées, de la
cheminée qui dominait le mur d'en face se sont envolés quelques
oiseaux, quelque chose... Je me suis jetée au sol, Tereza s'est mise à
rire, "ah, ce ne se sont que des chauves-souris, pas d'inquiétude".
Dans la pièce voisine, qui ne sert pas non plus et où le plâtre se
détache des murs, la fenêtre était entrouverte ; il s'y accumulait un
tas de plumes et de fientes d'oiseaux et on voyait donc parfaitement bien que les pigeons s'en donnaient à coeur joie. Madame Tereza
n'utilisait que la cuisine, le salon ainsi qu'une petite chambre. Sur
la fenêtre du salon qui donne sur la rue principale elle gardait un
petit oreiller sur lequel s'appuyer et, juchée au second étage,
observer la vie de la métropole toute la journée durant. Elle aime
faire des mots-croisés, elle écoute de la musique classique à la radio,
elle lit "Gloria" et ne va nulle part. Elle vit d'une petite somme
d'argent. En effet, c'est une des raisons pour laquelle elle n'utilise
pas tout l'appartement qu'elle ne peut aménager et qui se détériore.
Durant tout un temps elle a loué les chambres à des étudiants, mais c'était
bien trop dramatique, ils vont, ils viennent, ils téléphonent, prennent
le bain, dépensent du gaz... La pauvrette se donne du mal avec les
serrures, elle se déplace avec difficulté, elle ne chauffe qu'une
petite partie de l'appartement qui tombe en ruine, pour tout dire elle
s'esquinte... - décrit Mihaljinac, avant de poursuivre :
- On s'est assise à table, la dame m'a offert du thé et des petits
gâteaux, et gentiment, en amis, nous avons discuté de ce que proposent
ses neveux en tant qu'uniques héritiers de l'appartement. "Tereza ,
ai-je commencé, votre appartement en plein centre-ville de la capitale,
vous pouvez le vendre pour un peu moins de 300.000 euros". En effet,
cela se passait au milieu de l'année 2007 lorsque le marché des biens
immobiliers était au plus haut et lorsque pour de tels biens, même pour
un appartement aussi négligé, on pouvait obtenir deux mille euros par
mètre carré, voire plus.
"Les neveux, par conséquent, proposent que mon agence trouve un
appartement plus petit d'environ 60 m², vu qu'ici actuellement vous
n'en utilisez pas plus, avec le téléphone, le chauffage central, la
climatisation, les portes anti-effraction pour que vous ne vous
tracassiez pas avec ces neufs verrous, cela dans un bâtiment pourvu
d'un ascenseur et qui est à proximité d'une maison de santé. Le reste
de l'argent, il vous resterait entre 150 et 200 mille euros, vous
pouvez le placer à la banque et vivre grâce aux intérêts une vie de
bien meilleure qualité.
Ainsi, vous pouvez voyager, aller aux thermes lorsque vous le voulez,
vous payer des masseurs, des thérapeutes, des coiffeurs, des pédicures,
des nettoyeuses, une aide médicale qui viendra vous rendre visite tous
les jours, ainsi qu'une livraison régulière de nourriture d'un bon
restaurant. Votre vie sera prise en charge aussi bien sur le plan
sanitaire que tout autre. Je peux vous offrir de superbes appartements,
une nouvelle construction à Jarun, à Knežija et Maksimir."
Tereza s'est contentée de m'écouter et de rire doucement. Mais non, non,
non, elle n'ira nulle part, elle est bien ici, dit-elle. Elle l'aime
beaucoup son appartement, elle a son petit coussin à partir duquel elle
observe les gens, dix verrous qui, la pauvrette, lui prennent une demi
heure à verrouiller et déverrouiller, quelques amies qui une fois par
semaine viennent emprunter "Gloria" (une littérature qui lui tient à coeur), de sorte que c'est en même temps une compagnie
pour elle. Elle a un voisin âgé avec lequel elle boit chaque matin du
café et échange des propos, ainsi qu'une doctoresse toute proche, en
qui elle a une foi infinie et qui connaît tous ses maux, et qui viendra
lui rendre visite le cas échéant (cela n'a pas servi à grand chose de
lui expliquer qu'avec les 200.000 euros qui lui resteront elle pourra
se payer les meilleurs médecins du monde qui soient).
Elle aime ses meubles, le parfum de ses tapis, peu importe les
chauves-souris et les pigeons, elle ne voit aucune raison pour laquelle
elle devrait déménager. C'est là qu'elle est née, qu'elle a grandi, et
elle prie fortement Dieu pour mourir dans son lit, en plein sommeil.
Quant aux neveux ils recevront ce qui leur est dû le jour où elle sera
morte pour de bon ; il n'est rien ni personne qui la fera changer
d'avis - a raconté Marina sur un ton pittoresque, tout en haussant les
épaules en signe d'impuissance.
De ces dames, fait Mihajlijac, Zagreb en est remplie, ou plutôt le centre-ville seulement. Ainsi, une autre dame (que nous appellerons Marija) possède un appartement de 160 m² directement situé dans le centre. Bien que ses petits-enfants aient fondé une famille et depuis longtemps aient recourru aux gros crédits immobiliers, madame Marija qui vivote elle aussi, continue Mihaljinac,
ne songerait pas à vendre l'appartement pour lequel elle pourrait
pareillement obtenir plus de 300 mille euros et s'installer dans
quelque chose de plus petit et de plus pratique.
Une troisième dame (que nous appellerons Zdenka) n'a rien voulu
entendre pendant des années, bien qu'avec sa pension de misère elle se
soit esquintée dans un énorme appartement dans le centre-ville. Ensuite
elle a décidé de louer quelques chambres, mais au prix dément de mille
euros par mois pour la chambre, "car, on y trouve de superbes tapis, de
précieux buffets et meubles antiques...", et tu aurais eu du mal à lui
démontrer qu'aux yeux de jeunes personnes cela n'est qu'un vieux musée
trop cher, sans attrait, explique Mihaljinac en puisant dans ses nombreuses expériences sur le terrain.
- Soi-disant madame Zdenka se serait décidée récemment à vendre l'appartement, mais je vois déjà quel travail de Sisyphe
cela va être car elle va demander de l'argent que personne ne va lui
donner pour un appartement qui, de surcroît, mérite d'être rénové au
grand complet - estime Mihaljinac.
Bien que la vie des personnes âgées (soit des couples mariés, soit des
célibataires) dans des appartements qui par leur surface excèdent leurs
besoins, aille généralement de pair avec des frais élevés, de petites
pensions et mille expédients, les seniors ne s'en défont que
difficilement. C'est avec passion qu'ils aiment leurs biens qu'ils
surévaluent terriblement, continue Mihaljinac, et il est bien connu
qu'ils y sont attachés sentimentalement, quand bien même cela dépasse
la logique. C'est là un des héritages du socialisme, ce critère selon
lequel posséder une grande maison ou un appartement est une question de
prestige.
Ladite valeur sentimentale, a contrario, a été entièrement éliminée par l'Europe
occidentale faisant preuve d'esprit rationnel, mobile et capitaliste.
Chez nous les gens sont attachés à leur appartement "ici suis-je né,
ici finirai-je", ou bien à leur maison "car chaque brique est passée
entre leurs mains", ou encore au champ qu'ils n'exploitent plus car
peut-être ne savent-ils même plus où il se trouve.
Ils y voient un argent de famille durement acquis malgré que ces
terrains et ces biens immobiliers aient perdu leur finalité et fonction
premières, au point de se transformer en un lourd ballast, en un
capital mort, illogique, explique Mihaljinac.
- Combien trouve-t-on de pareils exemples chez nous ? La chose est fort
difficile à établir avec certitude car il n'existe pas d'enquêtes
précises. Parmi l'ensemble des biens immobiliers qui à Zagreb ont un
intérêt pour le marché, par conséquent les appartements dans le centre
et les maisons dans la périphérie où vivent des personnes âgées qui
n'ont ni la force ni l'argent pour les entretenir..., je dirais que de
tels cas couvrent environ 15% du marché.
C'est vraiment beaucoup sachant qu'il s'agit d'un très petit marché - le centre de Zagreb s'étend de la Place Britanac jusqu'à Kvatrić
et au sud jusqu'à la Gare principale - en d'autres termes, un très
petit marché où actuellement sont vendus au maximum cent appartements
que caractérisent ces hauts plafonds et ces superbes escaliers -
déclare Mihaljinac.
Quelle est la situation si nous faisons la comparaison entre la Croatie et les métropoles d'Europe occidentale ? Là non plus il n'existe pas de recherches adéquates, déclare Mihaljinac, mais il est sûr à cent pour cent que dans les pays d'Europe
occidentale les gens vendent leur bien dès l'instant où il partent à la
retraite ou se retrouvent sans argent pour une raison quelconque. Ils
s'installent dans des appartements plus petits, meilleur marchés, dans
un quartier plus avantageux ou dans une ville plus petite et, pour dire
les choses simplement, ils s'auto-organisent un mode de vie meilleur
marché. Par exemple, les Allemands sont la nation européenne avec le
plus petit pourcentage de propriétaires de biens immobiliers. Dans une
ville comme Francfort ou Milan vous pourrez difficilement tomber sur une
petite grand-mère qui végète avec des chauves-souris en plein
centre-ville sans autre raison que d'aimer son appartement - fait-elle
en riant.
- Il s'agit d'une population professionnellement mobile, elle s'ajuste
en fonction du travail, elle n'adapte pas le travail en fonction du
bien dans lequel elle vit, sinon l'inverse. Dans le même appartement
cette population ne vit pas trente ans comme c'est le cas chez nous et
elle n'y est pas du tout attachée sentimentalement. Là-bas règne la
raison à l'état pur, l'aspect sentimental pour l'appartement ou la
maison a été totalement effacé de leur horizon mental - déclare Mihaljinac.
A l'extérieur, de surcroît, il existe des cités spéciales pour les
citoyens du troisième âge, les dénommés condominiums, dans lesquelles
tous les contenus nécessaires à la santé, au social, aux services, aux
loisirs et à la culture sont précisément adaptés à cette catégorie visée.
De telles cités sont très fonctionnelles, si l'on en croit les
expériences étrangères, et pour les seniors elles leur donnent un sens
de l'existence ainsi qu'une motivation pour s'activer, cependant, chez
nous elles n'ont jamais pris corps.
Ce n'est pas un secret que la Croatie soit connue pour le grand nombre
de biens immobiliers, en particulier par le grand nombre de secondes
résidences que seule peut s'offrir la classe moyenne et supérieure dans le riche monde occidental.
- Il existe à cela deux raison, d'abord, à l'époque du socialisme les
gens ne pouvaient investir un semblant d'argent excédentaire que dans
des résidences secondaires. Ensuite, durant la période allant de la fin
des années 90 jusqu'à peu près l'année 2007, un énorme boum à la hausse
s'est formé dans les prix des biens immobiliers, de sorte qu'ils ont
signifié de brillants investissements, en particulier à Zagreb et à la
mer, où les gens, à cause des locations trop coûteuses, pouvaient
récupérer en moins d'une décennie le bien immobilier acheté - selon Mihaljinac.
Chez nous, dit-elle, il n'existe pas de marché sérieux des biens
immobilier. En Europe occidentale et en Amérique il existe toute une
série de firmes dont le travail consiste à construire des appartements
pour les louer.
Des agglomérations entières sont bâties avec des appartement à louer,
de telles locations sont très avantageuses, il existe une
catégorisation, on ne peut pas louer un poulailler et le
sous-locataire jouit de ses propres droits, le proprio ne peut
pas l'expulser d'ici le prochain samedi parce que son fils s'est
subitement marié, de sorte qu'il lui faut un appartement, tel que cela
se passe chez nous. Il convient de souligner que les propriétaires
récupèrent le bien acheté en vingt ou trente ans - ils ne compte pas
sur les hauts profits à la va-vite - tandis qu'en Croatie jusque récemment la période d'amortissement variait entre 10 et 12 ans, lâche sans détour Mihaljinac.
Ce qui la fâche le plus, dit-elle, ce sont les enquêtes portant sur le
marché des biens immobiliers qui sont rendues publiques, à cause
desquelles l'image du marché des biens immobiliers n'est pas fidèle
chez nous puisqu'elle se base sur les souhaits des vendeurs.
- De nombreux portails et annonceurs réalisent des analyses sur base
des désirs des vendeurs, et non pas sur base des estimations du marché
faites par des agences professionnelles qui ont examiné les
appartements sur le terrain et prononcé un avis d'expert. La personne
qui se manifeste au bout du fil de l'annonceur réfère en réalité
l'offre de Dupont, or l'offre de Dupont n'est le plus souvent que son propre désir. En réalité Dupont aura à baisser significativement le prix de son bien s'il souhaite le vendre. Cependant, sur base de l'offre de Dupont, puis celle de Dupuis et de Dubuffet, je caricature, les annonceurs réaliseront une enquête qui est prise
pour argent comptant, et qui, résultat des courses, diffère de 40% de
l'image réelle sur le marché des biens immobiliers, signale Mihaljinac qui ne cache pas sa colère.
Et les petites grands-mères et leurs énormes appartements ? Avec tout le respect dû, il n'y a que l'impôt immobilier qui aura raison
d'elles, éclate d'un rire généreux Mihaljinac.
- Étant donné que le centre-ville est petit, qu'on compte peu de rues
de qualité, c'est un grand dommage, je dis bien un grand dommage, que
les biens immobiliers valables tombent en ruine et que surgisse un
centre passif, mort. Y perd le milieu local et la ville elle-même car
elle se transforme en musée des vieux appartements que vient à demi
recouvrir la moisissure. Indirectement nous serions aidés par l'impôt
immobilier ; le marché prendrait des couleurs, et l'Etat en profiterait
à coup sûr : soit par l'impôt en question, soit par une économie
revigorée qui s'installerait dans ces vieux et magnifiques
appartements, conclut Mihaljinac.
Source : jutarnji.hr, le 24 janvier 2010.
***
Deux remarques :
1. Je n'ai pas traduit la dernière partie de l'article, dont voici un résumé :
L'auteur de l'article y développe trois options pour les personnes qui se décideraient à vendre leur bien, avec à chaque fois la présentation d'un cas imaginaire et de deux scénarios envisageables.
Les trois options sont les suivantes :
2. Le Jutarnji list étant un journal incontournable en Croatie, on se doute qu'en allant frapper à sa porte la détentrice de l'agence immobilière a trouvé une bonne solution pour faire pression sur les propriétaires des appartements et mettre le grappin sur ce qui leur appartient.