posté le 16-12-2009 à 00:05:20
Exécution pré-électorale de l'état de droit
Par Ladislav Tomičić
La question de la grâce qui serait accordée à Mirko Norac
sert de baromètre pour mesurer le patriotisme des candidats à la
présidence. A se demander ce que le glorieux général fabrique derrière
les barreaux.
Žitnik et Lipova Glavica - c'est ainsi
que s'appellent les localités que le futur président croate aura à
visiter pour autant que Dieu et la Justice existent. En ces lieux il
dressera le front et observera une minute de silence, puis il déposera
une gerbe de circonstance tout près de la plaque en marbre portant les
noms inscrits en lettres d'or. En ces lieux ont été fusillées des
personnes totalement innocentes. Leurs bourreaux en uniforme avaient
arboré les insignes de l'Armée croate, mais l'honorable apparition du
président et la piété témoignée là où les innocents ont fini leur vie
laissera clairement entendre que les militaires ont commis un crime que
l'Etat ne saurait cautionner, ni ne le fera. La société qui aura choisi
ce président comprendra son geste et seuls les primitifs les plus
endurcis oseront publiquement contester cet hommage rendu aux personnes
assassinées.
Liquidés sans raison ni motif
Aucun
d'entre eux n'avait appartenu aux formations paramilitaires ennemies,
au contraire ils menaient une vie paisible avec les autres habitants,
sans intention d'offrir une quelconque résistance aux unités défensives
de l'Armée croate, en partageant le destin des combattants et des
habitants de la ville. Chez aucun d'entre eux il n'avait été trouvé de
poste émetteur, de fusil à lunette ; pour aucun d'entre eux il
n'existait l'ombre d'un soupçon qu'ils puissent être des espions ou des
tireurs d'élite. D'abord détenus puis conduits pour être exécutés, ils
n'avaient rien eu pour s'y opposer. Ils furent emmenés par des
personnes armées, détenus puis liquidés sans motif ni raison. Pour la
plupart il s'agissait de civils de nationalité serbe, mais aussi croate.
C'est ce que la Cour suprême de la République de Croatie a établi au sujet des victimes et de leur sort.
Quatre
des six candidats les plus sérieux pour devenir président de la Croatie
ont annoncé qu'ils allaient gracier Mirko Norac, le général condamné à
12 ans de réclusion pour crimes de guerre. Un candidat à la présidence
ne s'est pas prononcé clairement, alors qu'une seule candidate
questionnée sur la grâce a répondu qu'elle "
ne
soutiendrait pas de grâce pour crimes de guerre avant que les deux
tiers de la peine n'auront été purgées, en particulier pas dans le cas
du général Norac".
"
D'après
les informations dont je dispose, il existe dans le cas du général
Norac des circonstances qui lui donnent droit à être gracié. Si ces
circonstances atténuantes devaient se confirmer, je n'aurais rien
contre le fait qu'il soit gracié", déclare le candidat Nadan Vidošević.
Son rival acharné Andrija Hebrang annonce pour sa part à l'opinion :
"
Si Norac s'adresse à moi pour être gracié, j'y consentirai certainement".
Le
candidat Primorac ne veut en aucune façon être en reste dans cette
joute amoureuse envers la patrie, ainsi dans la localité natale de
Norac - à Otok tout près de Sinj - il a rencontré le père du général,
Ante Norac. A cette occasion il a modestement laissé tomber :
"
Il n'existe que deux citoyens d'honneur à Otok - Mirko Norac et Dragan Primorac [autrement dit lui-même].
C'est avec fierté que je viendrais à Otok, s'il m'était donné de gracier le général".
La
réaction du procureur spécial de Serbie pour les crimes de guerre,
Vladimir Vukčević - qui a jugé immorales et dangereuses lesdites
déclarations des candidats à la présidence - n'a fait que nous
renforcer dans l'idée que la question autour de la grâce doit surtout
être considérée comme un baromètre pour prendre la mesure du
patriotisme. Rien d'étonnant à cela, car la figure et l'oeuvre du
général Norac sont le plus souvent traitées parmi l'opinion sur un ton
patriotique et spectaculaire, sans que l'on rappelle le sombre épisode
de son existence, celui qui l'a conduit derrière les barreaux.
Norac : Allons liquider un groupe de Serbes
Sur
base des enquêtes menées, le Tribunal de première instance a établi que
le 17 octobre 1991 dans les locaux de ce que l'on appelait le Quartier
opérationnel s'était déroulé en fin de journée une réunion où les
accusés Tihomir Orešković et Mirko Norac Kevo ordonnèrent aux personnes
présentes de procéder à l'exécution d'un certain nombre de civils. Il
s'agissait de civils qui préalablement, sur ordre des accusés Tihomir
Oreškovič et Mirko Norac Kevo, avait été arrêtés sans motif aucun et
qui sur ordre de l'accusé Stjepan Grandić avaient été internés dans des
locaux préparés à cet effet, à l'intérieur de la caserne à Perušić.
(Ces civils avaient été attrapés dans des appartements et des maisons,
dans des caves et des abris, sur leurs lieux de travail ou encore dans
la rue, par la Police militaire et par les membres de la 118ème brigade
- et cela par ceux intégrant le groupe de reconnaissance de cette
brigade). Le témoin Ivan Marković a déclaré que l'accusé Norac aurait
dit : "
Passons à l'action !",
ce à quoi avait réagi Dasović en disant que lui n'irait pas. Lorsque
Dasović eut tenté de s'opposer, ils lui ont sèchement coupé la parole -
autant Orešković que Norac - et lorsqu'il eut continué à dire qu'il ne
fallait pas faire cela les deux accusés lui ont répondu qu'ils en
avaient discuté. (...) Il découle des propos du témoin Bolf que c'est
justement Norac qui aurait déclaré "
allons accomplir une mission - liquider un groupe de Serbes". Les enregistrements audio laissent entendre que c'est bien l'accusé Norac, lors de la réunion, qui a déclaré "
Nous devons le faire, nous devons accomplir certaines exécutions sur certaines personnes".
Toutes les personnes présentes à la réunion se rendirent sur la
plantation de pins de Žitnik et Pazarište, où se sont alors produites
les exécutions de civils - au moins dix - parmi lesquels on sait avec
certitude que figuraient Boško Tomičić, Nikola Ivanišević et Milica
Radmanović.
Ces constatations se retrouvent aussi dans le jugement rendu par la Cour suprême de la République de Croatie.
Chaque
mot du texte aride qui décrit les événements pour lesquels le général
Norac a été condamné fait partie de l'horreur oubliée, du traumatisme
auquel s'est laissé aller une société sans aucune intention sincère d'y
faire face. Les fantômes de cette histoire nous poursuivront encore
longtemps, associés à ceux qui nous accompagnent - lentement mais
sûrement - depuis un demi siècle déjà.
Nous les apaiserons
- lancerait le futur président qui se rendrait à Žitnik et Lipova
Glavica afin de rendre tribut aux victime. Il est certain que ce ne
sera pas Milan Bandić, un des candidats actuels qui la semaine dernière
a visité la localité natale de l'individu condamné pour crime et ayant
fait l'objet du verdict prononcé par un Etat de droit. Les journaux ont
rapporté que le candidat Bandić a été accueilli "sur la place du Dr
Franjo Tuđman à Otok par les membres de la famille du général Mirko
Norac - son fils âgé de huit mois, son épouse Jelena et sa propre soeur
- et ensuite il a été salué par Ante, le père de Mirko". Après le
rassemblement, flanqué de son collaborateur Miro Laco, il a tenu une
réunion à porte close avec Ante Norac. Miro Laco, au demeurant le
parrain et meilleur ami du général condamné, est un homme qui a partagé
avec lui les journées de combats à Gospić.
D'ailleurs, qu'est-ce
qu'un "futur président" pourrait promettre au père d'un homme qui passe
ses meilleures années en prison, mais qui dans la société est perçu
comme un "héros et non pas comme un criminel" ? Que pourrait-il dire à
l'abri des portes, et en présence du parrain et meilleur ami du détenu,
si ce n'est qu'il fera libérer le fils en question. Ce candidat fait
preuve, lui aussi, de clémence et de compréhension pour la situation de
Norac. Bien auparavant, le 17 octobre 1991, il était arrivé qu'il n'y ait ni
clémence ni compréhension.
Norac : Tirez, pourquoi ne tirez vous pas ?
Après
la funeste réunion les gens avaient pris place dans des voitures
personnelles puis s'étaient dirigés vers la plantation de pins à
Žitnik, là où arriva un véhicule militaire avec les civils et où l'on
procéda à leur exécution. A partir des déclarations des témoins il
apparait clairement que tous ceux qui ont quitté la réunion du dénommé
Quartier opérationnel se sont rendus sur le site de l'exécution et que
sur ordre de l'accusé Mirko Norac ils ont abattu les civils. L'accusé
Norac lui-même avait préalablement mis à mort une personne de sexe
féminin dont l'identité n'est toujours pas établie. En revanche, en
faisant feu sur une personne inconnue de sexe masculin son pistolet se
serait enrayé. C'est ce que déclare le témoin Siniša Glušac, signalant
que c'est justement l'accusé Norac qui a ordonné que les civils
descendent du camion. C'est lui qui a dit aux soldats d'aligner ces
gens. Il déclare que ceux qui sont venus de la funeste réunion
s'approchèrent de ces civils à une distance de cinq à dix mètres puis
s'immobilisèrent, jusqu'à ce que l'accusé Norac ne dise : "
Qu'est-ce qu'on attend ?"
C'est justement l'accusé Norac qui a séparé une femme du rang. Personne
par conséquent n'a tiré tant que l'accusé Norac n'eut abattu cette
femme. Après cela, il a tenté d'en finir avec l'homme inconnu qui
auparavant s'était révolté, un homme qui avait pris à partie Norac.
C'est alors que son pistolet s'enraya. Ensuite il ordonne à nouveau de
faire feu, mais cette fois en utilisant les mots : "
Tirez, pourquoi ne tirez vous pas !?"
Le
témoin Glušac est inébranlable quand il dit que tous ceux ayant pris
part à la réunion ont tiré et que le général Norac est le premier à
l'avoir fait. On sait que la déposition de ce témoin a été confirmée
par les dires d'Ivan Dasović, sur l'enregistrement audio, lorsque les
personnes âgées sont sorties du camion et ont commencé à crier : "
Vous
n'allez quand même pas nous tuer, vous n'allez quand même pas nous
fusiller !?" L'accusé Norac est celui qui déclare alors que chacun va
en recevoir un qu'il doit tuer.
C'est ce qu'a établi la Cour
suprême du pays dans lequel Milan Bandić, Nadan Vidošević, Andrija
Hebrang et Dragan Primorac briguent la présidence, tout en rivalisant
afin de montrer le plus de clémence à l'égard du général croate sous
les verrous. Est-il besoin de dire qu'aucun d'entre eux à aucun moment
ne s'est souvenu des victimes du général ?
Qui donc sera le
président qui leur rendra hommage ? Est-ce que ce sera le candidat
civilisé du SDP [1] Ivo Josipović ? Sera-t-il celui qui rappellera les
raisons qui expliquent le "calvaire" que traverse le général ?
"
Lorsque je serai président, j'y réfléchirai",
a-t-il répondu à la question portant sur la grâce de Norac. Toutes les
options ont été laissées ouvertes, mais cela ne lui est pas venu à
l'esprit de mettre question le fait que Norac serve d'étalon
pour mesurer le patriotisme. Josipović sait très bien que les
positions claires lorsqu'il s'agit des crimes commis "de notre côté",
ne sont pas opportunes ; que s'exprimer de la sorte réduirait à néant
ses perspectives auprès du corps électoral de droite qu'il tente en
vain de courtiser. Non, Ivo Josipović, n'est pas fait de cette étoffe.
Le président qui rendra hommage aux victimes de Mirko Norac, et des
autres responsables ayant pris part au crime en question, devra être
attendu par la Croatie pendant des décennies encore. Et nous l'aurons si nous
sommes vraiment, vraiment, vernis. L'hommage aux victimes de Žitnik et
Lipova Glavica sera l'un des signes que la société a cessé d'être
malade. Tout comme l'actuelle surenchère de "patriotisme" - entraînant
que l'on piétine les ossements des personnes fusillées - est la preuve
patente que la société croate est encore loin d'être rétablie. La
guerre est visiblement une maladie qui peine à guérir.
[1] SDP : le Parti social-démocrate.
Source :
h-alter.org, le 15 décembre 2009.