Casse d'épargnes en Bosnie
De malheureux épargnants bosniaques n'ont jamais récupérés leurs petites économies. Soit 1,4 milliards d'euros placés avant la guerre. Dans l'indiférence générale et malgré les 13.500 recours devant la Cour européenne.
Avant que n'éclate la sanglante guerre des Balkans, les épargnants de l'actuelle République de Bosnie-Herzégovine plaçaient leurs économies en ouvrant des comptes en devises étrangères, généreusement rémunérés par les banques locales. 17 ans plus tard, ils n'ont pratiquement rien récupérés. Au travers des quelques associations nationales qui les représentent, ils tentent donc d'obtenir la réponse à 3 lancinantes questions : quel est le montant total du flouze étouffé ? où est-il passé ? et surtout, comment le récupérer ?
Plusieurs agences gouvernementales chargées de faire la lumière sur les devises étrangères évaporées font des calculs qui ne se recoupent pas ; ils portent pourtant sur un problème de fuite de robinet d'une complexité toute relative. 13 banques de Bosnie-Herzégovine et 5 agences centrales de banques originaires d'autres républiques de l'ancienne Yougoslave se sont partagées le magot. Pas la mer à boire pour le retrouver ; et pourtant...
Une commission parlementaire a enquêté sur la question de mai à septembre 2006 pour finalement conclure que, fin 1991, les épargnants de Bosnie-Herzégovine avaient confié à leurs banques plus de 2,75 milliards de Deutsch Marks, leur devise favorite de l'époque (soit environ 1,4 milliards d'euros), pour les faire fructifier.
Izet Hadžić, qui présidait la commission, a publiquement fait état des résistances que la commission a rencontrées, tant de la part des services du procureur général de la République de Bosnie-Herzégovine que des banques concernées lorsqu'elle a demandé que lui soient communiqués des documents permettant de remonter la piste : "personne ne semble avoir intérêt à ce que la vérité soit faite et qu'une réponse soit apportée à la question la plus importante, de la destination finale des fonds déposés sur les comptes en devises étrangères...". Un peu plus tard, il a passé la seconde couche en déclarant "qu'il semble que tout le monde se satisfasse du travail d'une commission parlementaire et d'un rapport de piètre qualité sur la question...".
Silence radio du côté de la justice
Plus de deux ans et demi après que le rapport a été rendu public, les procureurs régionaux n'ont toujours rien entrepris. Faute de mieux, une seconde commission s'est mise en ouvrage pour essayer de préciser le sujet : qui, et de quelle manière, a utilisé les fonds placés sur les comptes d'épargne en devises ?
Sadik Bahtić, un membre de cette "seconde équipe", est parvenu à des conclusions proches de celles de son collègue Hadžić ; il a toutefois précisé que l'évaporation s'était surtout accélérée au moment où les banques, majoritairement publiques, ont été privatisées ; refrain connu... Les banques auraient été cédées pour une bouchée de pain. Avant la guerre, elles prêtaient généreusement aux entreprises publiques qui ont toutes fait faillite en 1995 et ont ensuite été elles aussi privatisées sans que leurs dettes n'aient jamais été remboursées. En clair, c'est la guerre et les mauvaises performances économiques générales qui ont englouti l'épargne des petites gens qui n'ont bien entendu été victimes, ni d'un vol organisé au niveau de l'Etat, ni de sombres magouilles bancaires. De grâce, chassez ces mauvaises pensées...
Sauf que, comme l'observent sans être contredits la plupart des animateurs des associations de défense des épargnants, il est étrange qu'aucune des banques concernée n'aie jamais tenté un recouvrement judiciaire de ses créances sur des sociétés qui, bien que défuntes, n'en possédaient pas moins des actifs fonciers et immobiliers de grande valeur. Comme quoi des banquiers pas voraces, ça existe aussi.
Ramifications à l'étranger
Peu de temps avant sa fuite en 1989, Džemal Fako était administrateur de PBS (Privredna Banka Sarajevo), la banque qui avait ouvert le plus grand nombre de comptes d'épargnes en devises et qui, d'après son ancienne directrice générale Fatima Leho, possédait environ 160 comptes ouverts de par le monde dans des banques internationales de premier plan. Quand même... Ultérieurement blanchi d'accusations d'escroquerie, il est devenu assistant du ministre des Finances et connaît manifestement bien le sujet. Il blâme aujourd'hui sévèrement les banques et les hommes politiques qui les ont dispensé de rembourser leurs dettes : "...On dissimule une grande partie des preuves pour une raison simple : de nombreux hommes politiques savaient ce qui allait se passer. Ils ont donc souscrit d'énormes emprunts auprès des banques qui ont ensuite passé leurs dettes par pertes et profits ; qu'elles expliquent à qui elles ont prêté et pourquoi elles n'ont pas exigé le remboursement de leurs prêts ; même si les banquiers n'agissaient pas d'eux-mêmes et étaient contrôlés par les politiques qui les nommaient et les licenciaient..."
A plusieurs occasions, Fako a expliqué que des patrons de banques pouvaient accéder à cette épargne en devises ; il a notamment nommé Đorđe Zarić et Safet Arslanagić, tous deux décédés aujourd'hui et qui ne risquent donc pas de le contredire... Zarić était directeur général de la banque PBS, Arslanagić, lui, était en charge du secteur des devises étrangères pour l'ensemble de la profession.
PBS, la banque commerciale de Sarajevo, s'était taillée la part du lion dans la collecte de l'épargne de Bosnie-Herzégovine. Elle détenait aussi une participation dans la banque allemande LHB Internationale Handelsbank AG de Francfort et dans la Banque Franco-Yougoslave de Paris, un temps dirigée par un certain Miodrag Zečević.
Le garçon a laissé d'excellents souvenirs à Paris. Notamment en prélevant un petit million de dollars en 1996 sur un compte ouvert par la Banque nationale serbe dans les livres de la Banque Franco-Yougoslave. Des fonds ultérieurement transférés sur des comptes à la Barclays et au Crédit Suisse... pour prendre ensuite la direction de Chypre, sur un compte ouvert à la Beogradska Banka qui comptait parmi ses cadres dans les années 70, un certain Slobodan Milosević...
Hold-up à grande échelle
Par le plus grand des hasards, Beogradska Banka était aussi l'actionnaire majoritaire de la Banque Franco-Yougoslave ! Une banque que la Commission bancaire décidait de radier de la liste des établissements de crédit agréées le 3 juillet 2000. Décision très mal comprise par la Beogradska Banka Ad Beograd qui demandera sans succès en Conseil d'Etat l'annulation de cette radiation "intempestive".
Zečević fut arrêté à Paris le 15 août 1998 ; dès la nouvelle connue, on vit rappliquer au triple galop Vladislav Jovanović, ministre serbe des Affaires étrangères. Un mois plus tard, Zečević était libéré moyennant promesse de versement d'une caution qui, contre toute attente, fut honorée.
Bref, les épargnants spoliés par leurs banques et les politiques qui les supervisaient fondent tous leurs espoirs sur un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme formé par un certain Mustafa Suljagić. L'affaire consiste à déterminer s'il est une victime de l'Etat, et si la République de Bosnie-Herzégovine a fait de raisonnables tentatives en vue de l'indemniser, lui, et au-delà, tous les autres épargnants ; toute la question du délicat équilibre entre les droits individuels et l'intérêt collectif...
Sans grande surprise, le Conseil constitutionnel de Bosnie-Herzégovine avait répondu par l'affirmative à cette question en 2006. A ce jour, près de 13.500 recours ont été formés devant la cour de Strasbourg. Suljagić, aujourd'hui âgé de 70 ans et malade d'une tumeur au cerveau, avait amassé un joli petit pécule au cours d'un vingtaine d'années de labeur comme facteur, employé du bâtiment et homme à tout faire aux 4 coins de l'Europe. Il se sent conforté dans son combat par les propos récents de Stiepo Andrijić, un autre bon connaisseur du dossier. Gouverneur de la Banque centrale pendant la guerre des Balkans, Andrijić résume assez bien la situation des épargnants grugés : "Bien sûr que c'est un hold up ; c'est à peu près comme si quelqun se pointait chez vous et vous foutait dehors... On ne devrait pas prendre le droit de propriété à la légère...". C'est-ti pas touchant ?
________________
Source : bakchich.info, le 9 août 2009.