Pour la journaliste croate Jasna Babic, on assiste à un changement dans le milieu zagrébois.
Au cimetière Markovo polje a été enterré mercredi après-midi Vinko Žuljević Klica, un officier à la retraite de l'HVO qui pendant toute une décennie fut considéré comme l'un des personnages les plus puissants du milieu zagrébois. Ni la police ni la justice n'ont jamais confirmé son rôle. Klica a été éliminé au cours d'une opération bien préparée, les exécuteurs l'ont intercepté à l'aide de motos et l'ont froidement expédié dans un autre monde. Vinko Žuljević Klica était l'un des personnages centraux du livre “La mafia zagréboise” publié il y a un peu plus d'une décenie par Jasna Babić. Nous avons interrogé cette grande journaliste croate sur le meurtre de Vinko Žuljević, sur les rapports qu'entretiennent les institutions avec le crime organisé et les liens entre la politique et le crime organisé en Croatie.
Vinko Žuljević Klica avait tué en son temps Veselin Marinov, un homme avec lequel vous avez collaboré. Marinov fut abattu de cinq balles dans le café NBA et la police affirma qu’il s’agissait d’un acte de légitime défense.
Veselin Marinov fut ma principale source d’information pour le livre « La mafia zagréboise ». C’est de lui que j’ai appris tout ce qui concerne son passé bulgare ou sa participation dans l’organisation dite criminelle qui s’est développée en 2001. A propos de la légitime défense alléguée, je suis sûre d’une chose, que j’ai écrite dans le livre, à savoir que l’examen policier a été mené par un homme que Marinov, quelque mois avant d’être assassiné, avait accusé d’extorsion de témoignages. J’essaie de me mettre dans la peau de tous les acteurs et j’imagine qu’il est très difficile de garder son objectivité professionnelle lorsqu’on a affaire à une victime qui m’a accusé d’un crime plutôt crapuleux. Pour autant je ne crois pas à cet examen policier, ce dont je n’accuse pas celui qui l’a mené mais les anciens responsables du ministère de l’Intérieur qui l’avaient placé là pour effectuer ce travail.
Le meurtre de Vinko Žuljević et le contexte général l'entourant rappelle l'époque qui a précédé l'écriture de votre livre “La mafia zagréboise”.
Ce n'est pas seulement mon impression, à ce que je vois elle est assez répandue. Il semble que les héros des années 90 reprennent du service, sauf qu'ils ont sensiblement vieilli et sont plus fatigués, nombre d'entre eux ont légalisé leurs affaires, mais pour certaines raisons ces affaires ont tout l'air d'être menacées. C'est pourquoi tous sont en branle-bas de combat. L'histoire se répète mais je ne dirais pas qu'elle se répète comme une farce. J'ai plutôt l'impression que l'histoire se répète comme désespoir, comme tentative désespérée, aucun récit, comme d'habitude, ne trouve son dénouement.
Vinko Žuljević a fini par être enterré comme un citoyen exemplaire. Personne n’a jamais pu prouver qu’il faisait partie de la mafia zagréboise.
S’il avait été condamné pour certains des crimes qu’il a commis, il aurait été en prison, aurait servi sa peine et rien ne dit qu’il se serait retrouvé dans les circonstances qui ont présidé à sa mort. C’est là le problème d’institutions dont l’absence de fonctionnement en condamnent plus d’un à la mort, fut-ce la mort par balle ou la mort économique. C’est pourquoi, tout compte fait, nos institutions n’ont aucune valeur utile, aucun sens, et j’en viens à croire que dans les replis inconscients de ces manifestations d’anciens combattants se love quelque chose qu’ils ne sont pas capables d’articuler, quelque chose qu’on peut résumer par la question, cet état a-t-il aucun sens ? Je penche personnellement pour la négative mais je ne me considère pas compétente pour les questions qui tiennent au fondement de l’état.
Lorsque nous avons convenu cet entretien vous avez dit que ce meurtre ne vous a pas étonné et qu'il pourrait très bien s'agir d'un changement de génération au sein de la pègre zagréboise.
Je suis notamment certaine que nous assistons actuellement à une reconfiguration du milieu criminel. Les membres de l'organisation criminelle, contre lesquels les équipiers de Klica ont déclaré comme témoins de l'accusation se sont depuis longtemps réconciliés avec la bande qui les avait accusés. Tous étaient à l'enterrement de Klica. Ce sont aujourd'hui des gens dans la cinquantaine, qui ont fini par établir des liens de partenariat dans leurs affaires, mais une nouvelle génération surgit qui revendique sa place dans le milieu. On est en face du même changement de génération que celui qui s'est produit dans les structures politiques. Le meurtre de Klica a certainement un rapport avec ses propres affaires mais cela ne veut pas dire que ces affaires ne s'entrecroisent pas avec des motifs politiques et avec l'actualité. La politique et la haute criminalité en Croatie, à mon avis, sont indissociables.
Dans le livre « La mafia zagréboise », vous utilisez le terme « mafia constructrice de l’état » (« državotvorna mafija ») à propos de la branche criminelle à laquelle aurait appartenu Vinko Žuljević Klica.
Oui, à l’époque la pègre zagréboise était dirigée par deux clans, de même qu’existaient deux clans au sein du HDZ. Un clan était constitué des criminels zagrébois classiques, qui se livraient au racket, à l’usure… et un autre clan qui était constitué par les gens originaires de Bosnie-Herzégovine, certains de la Posavina et de la Bosnie centrale et d’autres de l’Herzégovine. Ils sont venus bardés de galons décernés par l’HVO, parés d’honneur et de gloire mais compromis par une quantité de crime de guerre. Les criminels zagrébois opéraient alors, entre autre, comme arrière-base logistique du conflit, dans une structure héritée de la Yougoslavie. Leur fonction dans la guerre était donc une fonction logistique, en fournissant tout le nécessaire compte tenu de l’embargo sur les armes et le matériel de guerre. L’autre clan jouait un rôle dans le propre déroulement guerrier. Bien entendu les deux clans bénéficiaient de protecteurs au sein de la police, des services secrets et de la politique.
Le meurtre de Klica vient aussi rappeler qu’en Croatie cela fait longtemps que nous n’avons pas connu d’action majeure des organes de répression pour s’opposer au crime organisé.
C’est vrai. Les principaux acteurs du crime organisé ont légalisé leurs affaires en sociétés commerciales. Les enquêtes n’avaient pas non plus donné de résultats probants avant cela. A l’époque, Pukanić avait vendu son groupe médiatique justement au moment de se faire tuer. Personne dans la police ne s'est arrêté dans l’enquête sur les conditions dans lesquelles la vente s’est faite ni n’a cherché à savoir si ce faisant Pukanić s’était attiré les foudres de quelqu’un. Au contraire on a recherché le motif dans la publication d’articles qu’il n’avait même pas écrit. Avant cela nous avions eu le meurtre d’Ivana Hodak, une affaire vite balancée sur le dos d’un quelconque sans logis, et je devrais être complètement idiote pour croire à cela. Je ne dis pas que je sors du lot mais je ne suis pas non plus complètement idiote. En ce sens la Croatie est marquée par une éclatante continuité : Karamarko – Ostojić. On n’y voit aucune différence.
Quel est votre point de vue sur la présence de “personnages en vue” à l'enterrement de Žuljević ? Certains étaient des invités d'honneur lors de l'investiture de la présidente Kolinda Grabar Kitarović.
J'ai noté que toute une série de personnes étaient à l'enterrement qui figuraient dans l'index du livre “La mafia zagréboise”. J'ignore qui a assisté à l'investiture de la présidente mais je ne m'étonne pas si certains étaient à la fois présents à l'enterrement et à l'investiture. La Croatie vit de toute façon une situation schizophrénique où d'un côté on encourage ce qu'on prétend enrayer. Le ministère de l'Intérieur détient une liste des acteurs du crime organisé, pour agir au niveau policier international, mais d'un autre côté, sur le plan national, ce sont des gens décorés des plus hauts grades, jouissant de monopoles économiques, de retraites militaires. C'est donc sans issue. Lorsqu'on en arrête un, il peut toujours dire avec raison que son arrestation cache des motifs politiques.
Pensez-vous qu’après la disparition de Vinko Žuljević il faut s’attendre à de nouveaux assassinats liés au crime organisé.
Des meurtres se succèdent continuellement mais on n’y fait pas attention. Etant native de Zadar j’ai été choquée d’apprendre qu’un jeune homme est mort après avoir séjourné en prison pour avoir insulté Božidar Kalmeta. Les médias ont peu relayé cette histoire. Récemment un avocat a été assassiné à Osijek, or ce meurtre n’est pas exempt de motifs économiques mafieux. Je pense qu’en province les choses sont pires qu’à Zagreb. On n’a aucune idée sur ce qui se passe en province. C’est une chose que nous les journalistes ne sachions pas, une autre est jusqu’à quel point les autorités compétentes du système qui siège à Zagreb en savent plus. Ce pays est complètement désintégré, comme la Yougoslavie avant son démantèlement.