Quels sont les causes et enjeux du « non » ukrainien à l'Union européenne ?
Le point de vue d’Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe, chercheur associé à l’IRIS
S’il est difficile de répondre à cette question, il est
nécessaire de rappeler le contexte. D’où vient cette crise ?
Quels en sont les enjeux ? Quelles peuvent être les
conséquences ?
Ce qui a allumé la mèche, c’est la
décision prise le 21 novembre dernier par le président ukrainien
Ianoukovitch de ne pas signer à Vilnius, comme cela était envisagé,
un accord d’association et de libre-échange avec l’UE. C’était
pourtant bien engagé. Rappelons que l’Ukraine est tiraillée
depuis des mois entre cette proposition européenne de participer
pleinement à la politique de voisinage, et de l’autre côté,
celle de la Russie de Vladimir Poutine, consistant en un projet très
cohérent d’Union douanière. Celle-ci est déjà établie entre la
Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie et a vocation à devenir une
union économique eurasiatique à laquelle la Russie souhaite inviter
l’Ukraine. Le projet russe aurait une toute autre portée avec ce
grand pays de 45 millions d’habitants en son sein.
Soulignons
que la Russie ainsi que l’UE ont envoyé des ultimatums à
l’Ukraine en disant qu’il fallait choisir et que les deux options
n’étaient pas conciliables. Or, l’Ukraine, par définition, et
ce depuis des siècles, ne peut pas choisir entre l’Est et l’Ouest.
Ukraine signifie « confins ». C’est un pays qui a une
identité nationale très incertaine, aux identités multiples. Rien
n’est plus dangereux pour l’Ukraine que de devoir faire des choix
tranchés entre l’Est et l’Ouest. Or, c’est exactement ce que
les acteurs extérieurs lui ont demandé de faire.
L’Ukraine
est dans une situation socio-économique assez tendue pour ne pas
dire dramatique. Le président Ianoukovitch, légitimement élu, a
décidé in extremis que les intérêts supérieurs de
l’Ukraine, à ce stade, n’étaient pas de signer, et que l’État
aurait plus de bénéfices à, non pas entrer dans l’Union
douanière avec la Russie - personne ne l’envisage à Kiev -,
mais en tout cas, de ne pas faire de choix. C’est ce qui a provoqué
l’irruption de manifestations. Les opposants à M. Ianoukovitch
ont investi la rue, réclamant le départ du président, des
bâtiments administratifs ont été pris d’assaut. Il y a une
logique semi-insurrectionnelle à Kiev et dans les villes de l’Ouest
du pays qui traduit autre chose que ce choix de politique étrangère
à mon avis. En effet, depuis trois ans, on peut observer un
phénomène de rigidification du régime, qui est plus autoritaire
que le précédent (mais beaucoup moins que celui de M. Loukachenko
en Biélorussie), même si les libertés fondamentales et celles de
la presse sont relativement respectées et que des élections ont
lieu. Mais l’opposition et les médias sont dans l’ensemble
hostiles au président en place, et jugent que tout autre choix que
l’OTAN et l’Union européenne sont illégitimes. Par ailleurs, et
cela est très peu présenté dans les médias français alors que
c’est fondamental, l’opposition ukrainienne, pour une partie
non-négligeable, est composée d’éléments radicaux d’extrême
droite. Beaucoup sont des éléments néo-nazis en réalité, si l’on
pense en particulier à la formation d’Oleg Tiagnibok (Svoboda). Ce
parti fait beaucoup de voix dans l’Ouest de l’Ukraine notamment
dans les régions de Lviv, Ternopil ou encore Ivano-Frankivsk. Ces
gens qui se réclament d’une idéologie raciste, antisémite et
xénophobe contrôlent ces conseils régionaux. Leur référence
historique est la division SS Galicie pendant la deuxième Guerre
mondiale. Ils sont à la tribune à Kiev, posent aux côtés de deux
autres leaders qui eux sont parfaitement respectables comme Arseni
Iatseniouk et Vitali Klitschko, qui n’ont étonnamment pas l’air
troublé de s’afficher avec ces personnes. Il est évidemment très
gênant de penser pour un Européen que ces gens-là puissent
incarner le rêve européen à Kiev.
Effectivement, on a l’impression de revenir en arrière, avec à
l’époque, cette formidable mobilisation de la ville de Kiev pour
contester un scrutin présidentiel entaché de fraudes. Cela avait
été un moment fondateur, révélant l’existence d’une société
civile et le refus de certaines pratiques post-soviétiques ;
cela avait suscité beaucoup d’espoirs qui ont été terriblement
déçus. C’est certainement la clé pour comprendre ce qui a changé
depuis 2004.
Le pouvoir issu de la Révolution orange a été
incarné par Ioulia Timochenko, Premier Ministre à deux reprises, et
par Viktor Iouchtchenko qui a été président. Or ils ont discrédité
leur projet de différentes manières. Viktor Iouchtchenko s’est
révélé être un homme très faible, velléitaire, contradictoire,
qui a emmené l’Ukraine dans une confrontation extrêmement brutale
avec la Russie notamment avec son souhait de rentrer dans l’OTAN.
Et l’Ukraine l’a payé très cher. D’ailleurs, quand il s’est
représenté, il n’a fait que 2 % ou 3 % des voix, le
peuple lui faisant payer son bilan. Ioulia Timochenko a connu un
destin un peu différent. Elle a été Premier Ministre de Viktor
Iouchtchenko à deux reprises juste après la Révolution orange et
juste avant les présidentielles. Son bilan économique a été
mauvais, quoi qu’en pensent les médias occidentaux, du point de
vue de l’éthique démocratique, avec des réflexes qui ne sont pas
forcément très libéraux. On a aujourd’hui beaucoup de sympathie
pour elle à juste titre puisque manifestement elle est victime d’une
justice sélective, ciblée, pour ne pas dire plus, du pouvoir
ukrainien, incarcérée pour des malversations financières liées au
contrat gazier avec la Russie de 2009.
Evidemment, il est tentant
de comparer la situation d’aujourd’hui avec celle de 2004, avec
d’un côté un méchant pouvoir dictatorial pro-russe et corrompu,
et de l’autre côté les gentils pro-européens. Or cela est
beaucoup plus complexe en réalité.
L’un des phénomènes les
plus marquants de ces dernières années est la corruption dans
l’entourage direct, pour ne pas dire dans la famille du président
Ianoukovitch qui parasite l’économie, cela est indéniable. Mais
l’Ukraine n’est pas une dictature, le pouvoir est légitime, même
si ça peut être déplaisant. L’opposition ukrainienne y est
extrêmement composite. Il y a des gens sincèrement pro-européens,
démocrates et il y a des gens (dont j’ai parlé précédemment),
dont l’idéologie même devrait les discréditer a priori et
devrait conduire les médias occidentaux à être beaucoup plus
prudents sur l’évaluation de ce qui se joue en Ukraine. Il y a,
comme avec la Russie, une tentation à la simplification. Ce n’est
pas propre à l’Ukraine, c’est une tendance générale, on veut
faire court, on veut faire du sensationnel, on simplifie : il y
a le méchant Russe à côté de la gentille Europe.
Pourtant
l’Europe a commis plusieurs erreurs stratégiques. Elle a d’abord
fait preuve de naïveté en considérant que Viktor Ianoukovitch
considèrerait que l’intérêt de l’Ukraine serait de se
rapprocher de l’Europe sans tenir compte aucunement de l’économie
du pays et de la structure de son commerce extérieur (elle ne peut
absolument pas se couper du marché russe). La deuxième erreur était
de penser que l’on peut imaginer à Bruxelles une politique
européenne sans penser à la Russie. Or la logique du partenariat
oriental, qu’on le veuille ou non, est une logique de
« containment » de la Russie. Certains dirons que la
Russie n’a pas voulu participer au programme, or c’est parce que
la Russie ne se considère pas - à tort ou à raison – au même
niveau que la Géorgie ou la Moldavie qu’elle ne le fait pas. Tout
projet qui fera l’impasse sur une vraie vision de l’Europe allant
jusqu’à la Russie est à mon avis voué à l’échec ou en tout
cas provoquera des tensions. Aujourd’hui, c’est en Ukraine, cela
a été en Géorgie autour du projet d’intégrer l’OTAN il y a
cinq ans, cela peut être demain en Moldavie. Il ne s’agit pas de
donner un droit de véto à la Russie, ce n’est pas le propos. Mais
imaginer l’avenir du continent européen sans réfléchir à la
Russie, en faisant comme si elle n’existait pas est une vision
aveugle et dangereuse non pas pour nous, mais en l’occurrence pour
l’Ukraine. Ce n’est pas un service à rendre à Kiev que de
raisonner dans ces termes.
Encore une fois, il faut rappeler que l’Ukraine est un pays très
divisé, linguistiquement, religieusement, historiquement. C’est un
pays très fragile, où l’opposition - pas uniquement Est / Ouest -
est difficilement surmontable, à court terme en tout cas. On voit
que cette crise fait ressurgir ces clivages qui sont extrêmement
dangereux pour l’unité du pays. Ce qui est très préoccupant,
c’est qu’à chaque grande crise - c’était vrai pendant la
Révolution orange, c’est vrai aujourd’hui -, on a
l’impression que l’existence même du pays se joue. Et on voit
ressurgir les scénarios de partition. Si je ne crois pas en ces
derniers, il est néanmoins très inquiétant de voir que vingt ans
après l’indépendance il n’y a pas de consensus en Ukraine sur
des questions fondamentales que ce soit sur la politique étrangère,
sur l’identité nationale, ou encore sur la lecture du passé (du
20e siècle en particulier). Tout cela est encore en formation ;
l’état d’esprit des Ukrainiens est très partagé.
Il y a un
point d’accord cependant : le pouvoir est largement
inefficace, corrompu, bien que légitime puisqu’élu par les urnes
au suffrage universel et sans fraude, dixit l’OSCE et l’UE. La
qualité des élites ukrainiennes est assez basse, il y existe un
vrai problème d’encadrement, de gestion, d’absence de vision
stratégique. On peut objecter que l’Ukraine n’a pas le monopole
de ce type de problèmes, mais c’est particulièrement dramatique
pour ce pays au vu des défis qu’il doit relever. Il y a un
désenchantement très largement partagé en Ukraine avec dans
l’Ouest du pays et au sein de la capitale, une forme de rancœur
qui peut prendre des formes plus violentes contre le pouvoir qu’elle
considère comme illégitime, soumise au Kremlin, etc. Il y a
aujourd’hui une radicalisation de l’opposition qui est aussi
inquiétante et qui nourrit une répression de plus en plus forte du
côté du pouvoir. Et malheureusement, les acteurs extérieurs, tant
la Russie que l’UE, ne jouent pas dans le sens de l’apaisement.
Je suis très frappé de voir le silence, voire une certaine forme de
complaisance - en apparence en tout cas -, des Européens par
rapport à ce qui se passe à Kiev. Certains dans l’opposition
ukrainienne perçoivent cela comme un encouragement à la violence et
donc à un changement de régime par la violence. Le Kremlin, de son
côté, ne fait rien non plus pour apaiser les choses. Ce qui est à
craindre, c’est que l’Ukraine en tant qu’État, et les
Ukrainiens en tant que peuple, ne soient une nouvelle fois dans leur
histoire victimes de jeux extérieurs.
Source : http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article8972
Le blog d'Arnaud Dubien sur l'Observatoire franco-russe