Syrie, la crise qui fragilise la Turquie
Le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan s’est en effet fortement engagé du côté des insurgés syriens, se prononçant pour un changement de régime quelques mois après le début de l’insurrection contre Bachar el-Assad. Les autorités turques ont très tôt accueilli sur leur sol l’opposition syrienne, qui a constitué à Istanbul sa première structure de coordination politique, le Conseil national syrien. L’Armée syrienne libre a également trouvé refuge et soutien en Turquie, le pays devenant aussi un lieu de transit privilégié pour les armes et les djihadistes sunnites étrangers plus ou moins radicalisés.
Le pari de l’alliance sunnite
Le calcul diplomatique qui sous-tend la position d’Erdoğan est simple. La Turquie de l’AKP se voit comme une puissance régionale majeure. Jusqu’en 2011, elle avait établi d’excellentes relations avec la plupart des régimes autoritaires arabes, dont la Syrie baathiste. Les printemps arabes ont considérablement terni son aura ; pour enrayer le déclin, il faut soutenir les révolutionnaires et prendre la tête d’une coalition régionale sunnite, qui rassemblerait les partis islamistes arabes issus des Frères musulmans. Le leadership de la famille Assad en Syrie est condamné par cette nouvelle stratégie parce qu’il est alaouite, donc chiite ; Ankara soutient, comme le Qatar, la rébellion sunnite « modérée ». La Turquie tente en outre, depuis le début du conflit, de convaincre ses alliés occidentaux que sa position géographique, ainsi que son aura régionale, la rendent incontournable pour résoudre le problème syrien.
Mais le conflit s’enlise, et la Turquie se retrouve piégée. Les calculs turcs paraissent désormais erronés et risqués, pour deux raisons. Tout d’abord parce que le régime d’el-Assad, malgré les imprécations répétées d’Erdoğan, résiste au-delà de toute attente. Trompés par leur propre rhétorique et par une vision approximative des rapports de forces régionaux, les Turcs paient ici leur méconnaissance de la réalité arabe, résultat du virage historique kémaliste qui les a détournés pendant plus de 80 ans du Moyen-Orient. Ensuite, parce qu’en s’installant en première ligne, la Turquie s’est exposée de manière dangereuse et subit de plein fouet les retombées sécuritaires, économiques et humanitaires de la guerre civile syrienne.
Une situation explosive à la frontière
La Turquie et la Syrie partagent en effet plus de 900 kilomètres d’une frontière difficile à sanctuariser. Des combats intenses se déroulent en Syrie le long de cette frontière, de la province d’Idlib jusqu’aux nouveaux conflits qui mettent aux prises des groupes kurdes et certains insurgés islamistes à l’est, en passant par la bataille d’Alep. Près de 500 000 réfugiés syriens sont arrivés en Turquie depuis le printemps 2011 : 200 000 d’entre eux sont installés dans des camps sous haute tension, des dizaines de milliers d’autres habitent directement dans des villes turques. Leur présence est source de tensions, notamment dans la province de Hatay-Alexandrette, lieu historique de peuplement mixte, où cohabitaient jusqu’à présent pacifiquement Arabes alaouites turcisés, Turcs sunnites, chrétiens et Kurdes. Des heurts entre communautés et des manifestations anti-Erdoğan ont déjà eu lieu à Antioche.
Un accrochage militaire pourrait aussi se produire, entraînant la Turquie malgré elle dans un conflit bilatéral avec le régime syrien. Le spectaculaire attentat à la voiture piégée qui a fait 52 morts dans la ville de Reyhanli en mai 2013 a fait considérablement monter la tension. Le gouvernement a déjà obtenu de ses alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) le déploiement de batteries de missiles antimissiles Patriot à la frontière avec la Syrie. L’armée turque est en alerte et manœuvre à chaque incident. Ankara a passé un nouveau palier après l’attaque chimique de la Ghouta à Damas : Erdoğan menace directement Assad d’une intervention punitive.
Les conséquences intérieures de la crise
Le gouvernement turc est en réalité sous pression constante pour gérer ces différents dossiers. La crise désorganise l’économie du Sud-Est du pays, qui vivait jusque-là essentiellement du commerce avec la Syrie, l’Irak et l’Iran. Le réveil des Kurdes syriens compromet aussi le processus de paix turco-kurde. Ankara s’est engagé dans des négociations encore fragiles avec la guérilla sécessionniste du PKK pour rétablir la paix civile en Turquie. L’autonomie croissante des communautés kurdes dans les pays voisins – l’Irak, et aujour-d’hui la Syrie – conforte indirectement la position des Kurdes de Turquie dans leurs revendications.
Résultat inédit de toutes ces difficultés, la popularité de l’AKP est en baisse pour la première fois depuis dix ans, car l’opinion turque doute des capacités de ses leaders à sortir de l’impasse régionale. La tension monte et le « printemps de Taksim », qui a secoué l’ensemble de la Turquie en juin 2013, apparaît à bien des égards comme un écho lointain des difficultés syriennes, qu’Erdoğan s’efforce de contenir par un regain d’autorité.
Source : lecercle.lesechos.fr, le 16 septmbre 2013.