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Titre du blog : Balkanikum
Auteur : Balkanikum
Date de création : 14-08-2008
 
posté le 26-03-2012 à 16:28:50


La vie sous le post-communisme

 

 

Par Slavenka Drakulić

 


Premier jour de printemps. Coincée à l’arrêt de tram dans la rue Draškovićeva j’attends le n° 14 qui, bien entendu, ne montre pas le bout de son nez. Est-il besoin de dire que ce qui est affiché à l’écran est loin de la réalité et que quand s’affiche le 14 c’est le 11 qui arrive. Le retard a toutefois ses avantages. Il nous offre tout le temps pour mieux regarder autour de nous. En général nous ne voyons pas notre ville parce que nous ne la regardons pas. Et si nous ne la regardons pas c’est parce que nous sommes tellement habitués à sa frimousse que nous parcourons les rues plongés dans nos pensées, comme des automates.

 

Et pendant que je suis plantée à attendre, je ressens la tristesse qui m’enhavit. Autour de moi le sol est jonché de mégots. Vienne où j’ai fait un saut il y a quelques jours me revient en tête. Mon amie est fumeuse. Il est clair qu’avant d’entrer dans un magasin la cigarrette doit être jetée, mais où ça ? Parce qu’à Vienne l’amende pour se débarrasser d’un mégot s’élève à près de 300 kunas. Alors elle se dirige vers la première poubelle partiellement aménagée pour écraser les cigarettes... Nos autorités municipales gagneraient un pactole si elles sanctionaient les insouciants qui salissent la ville, me dis-je. Mais alors il faudrait aussi sanctionner ceux qui crachent leur chewing-gum. Pourquoi pas ? C’est qu’à force d’être barbouillé de pâte à chiquer le trottoir semble envahi par la petite vérole. Un ami me dit qu’il existe une machine pour nettoyer tout cela. Si elle existe et si Zagreb en possède une, alors la rue Draškovićeva n’en laisse rien transparaître. Et lorsque mon regard quitte le trottoir, je vois les crasseuses façades grises des bâtiments. A hauteur de rue, ces façades sont « garnies » de graffitis. Non je ne tiens pas à ce qu’on me dise que c’est de l’art. Ni Van Gogh ni Murtić ne maculaient les frontispices à l’aide d’un spray que des diluants auront le plus grand mal à effacer. C’est ce qui s’appelle volontairement salir toute surface propre et je n’entrerai pas dans la question de savoir pourquoi les gamins s’expriment « avec créativité » de cette façon et non pas d’une autre. A cela s’ajoute pour comble d’abandon les magasins fermés, c’est-à-dire les locaux jadis magasins mais qui maintenant offrent leurs vacuité close, simple devanture malpropre engluée d’affiches et torchée de sprays.

 

Tout cela trahit non seulement la pauvreté mais aussi une sorte d’insouciance, d’indifférence. La rue Draškovićeva est située dans le centre de Zagreb, tout comme les rues Martićeva, Jurišićeva, Vlaška (rajoutez celles qu’il vous plaira !). Toutes ont la même allure : abandonnées et délibérément souillées. Qui ne céderait à la tristesse ? A une centaine de mètre de la place du Ban Jelačić et de celle des Fleurs il y a des scènes dignes d’un ghetto. Même quand les services de la Ville refont une beauté à la rue Martić, les rues continuent de trahir la même négligence, regardez seulement l’immeuble qui abrite l’ancienne bourse du travail. D’où vient la négligence ? Pourquoi l’indifférence ? Qui ne tient à la ville dans laquelle il vit ? Cet espace public commun que nous utilisons tous et auquel nous devrions tous prendre soin. Pourquoi ne pas alors jeter les mégots sur le sol de son chez soi ? Et « garnir » de graffitis artistiques les murs de sa chambre ? Ca ne vient pas à l’esprit. Je regarde un gamin qui balance son mégot en montant dans le tram et je pense à la colère noire qui s’emparerait de son père. A moins que non, à moins que cela ne fasse partie du marché.  

 

Je prends souvent le chemin d’autres villes, que ce soit Rome, Berlin, Stockholm, Vienne, Prague, Bruxelles... et je dois dire que nulle part à cent mètre de la place principale je n'ai vu de façades et de trottoirs aussi ravagés, d’espaces publics aussi… Non seulement dans la riche Stockholm ou encore à Vienne mais aussi à Prague – surtout dans la magnifique Prague, parée et touristique,  ainsi que dans la roumaine Sibiu. Vous allez objecter : « mais ce sont là des villes et pays fortunés ». A Zagreb est-ce que cela s’explique par un "indigent" budget municipal (ou mal réparti), ou bien par l’incurie des pouvoirs municipaux ?

 

Pendant la journée j’entends geindre la balançoire pour enfants dans le parc avoisinant, un bruit qui nous tape à tous sur les nerfs sans pour autant que personne ne fasse mine d’aller graisser la balançoire. Dans l’attente que les « responsables » s’en chargent puisqu'on dirait que la balançoire appartient à quiconque. Dans l’attente que l’enfant qui s’en contrefiche ne descende de cette satanée balançoire, le parent se dit qu’il ne faut pas compter sur lui pour être l’idiot de service. Récemment dans l’immeuble nous avons formé un pot commun pour repeindre l’entrée, tout aussi crado et délabrée que la façade. Du moins une couche de peinture ne coûte-t-elle pas cher, or la dernière date d’avant la guerre… Inutile de vous dire que tout le monde n’a pas pris part à cette action.

 

A chaque fois cela me surprend de voir que dès qu’il s’agit d’une action commune les habitants ne comprennent pas qu’en ayant acheté un appartement ils sont aussi devenus propriétaire d’une partie de la cage d’escalier, de l’entrée, du toit… et de tout ce qui fait un espace commun. Nous vivons à l’époque de l’après-communisme. Chacun n’a d’autre souci que son propre avoir, pour le reste ce n’est pas son affaire. Il n’y a donc aucun sens collégial, ni de culture de la communauté. Dans ces circonstances pas la peine de se soucier de l’équipement commun. Et a fortiori de l’équipement public, celui qui n’appartient à personne.

 

A qui l’entrée ? A qui la cage d’escalier ? A qui la balançoire ? A qui l’arrêt de tram ? A qui la façade est-elle ? A moi certainement pas, ni à toi non plus. Mais elle est à nous ! Tant que nous ne le comprenons pas, tant que le Croate primera sur le citoyen, cette ville qu’on dirait mal aimée ne peut se faire aucune illusion. Zagreb est belle, ni trop grande ni trop petite, pile confortable, une ville qui pourrait être infiniment plus jolie si seulement ses citoyens voulaient bien l’aimer. Cela m’attriste de voir qu’il s’en faut tant.

 

 

Source : h-alter.org, le 26 mars 2012.