posté le 25-01-2012 à 04:45:08
L’assassinat du roi Alexandre Ier de Serbie et de la Reine Draga raconté par La Vie Illustrée
La tragédie de Belgrade et la révolution en Serbie
Un drame effroyable, d’une horreur toute sheakespearienne, vient d’ensanglanter encore l’histoire des Balkans : le roi de Serbie,
Alexandre 1er et sa femme la reine
Draga Maschin ont été assassinés avec une cruauté inouïe par des officiers mécontents.
Les dépêches qui ont appris au monde civilisé les détails de ce forfait, contiennent des détails répugnants : c’est ainsi que le corps de la Reine, brutalement haché à coups de hachette, ne formait plus qu’une bouillie sanglante, et que le roi, la tempe brisée, les reins cassés, jeté par la fenêtre de son
Konack, n’a expiré qu’après quatre heures d’horribles souffrances.
L’assassinat du roi de Serbie et de sa femme n’a pas autrement surpris l’Europe ; on les savait abandonnés par la Russie, et cela suffisait en pays slave pour les désigner au poignard des assassins.
Les causes de cet événement sont complexes. Alexandre Ier, prince inexpérimenté et hésitant avait une culture intellectuelle qui cadrait mal avec les mœurs de son entourage, et l’exil de ce roi honteux, qui fut généralissime de l’armée, de ce Milan dont l’ennemi ne connut jamais que le dos, lui aliéna les sympathies du parti militaire. Le même parti lui reprocha cruellement son mariage avec Madame Draga Maschin, drame d’honneur de la reine Nathalie, et cria à la mésalliance, bien que tous les deux descendissent du porcher Milosch Feodorow Obrenovitch.
Pour ceux qui pourraient croire encore que la basse extraction de la reine fut la cause du mouvement révolutionnaire, on peut citer un extrait d’un manuscrit déposé aux archives de Belgrade, et tout entier de la main du premier des Obrenovitch : « … Mon père étant venu à mourir, on me mit en service chez des marchands de cochons… je suis resté trois ans chez eux… »
Ces quelques lignes suffisent pour être édifié si on ne l’est déjà sur la valeur des explications du parti qui prétend que tout le mal vient de là. La vérité est que le roi de Serbie n’était plus un instrument assez docile, et qu’il a fallu le briser. On aurait pu procéder comme pour Alexandre de Bulgarie «en douceur», mais on redoutait le caractère de Madame Draga Maschin, et on a préféré pour le triomphe de la bonne politique, transformer le Konack en abattoir – en pensant, assez sagement d’ailleurs, qu’il n’y a que les morts qui ne reviennent pas.
La reine Draga Maschin vivait résolument dans cette atmosphère de haine irrespirable pour d’autres poumons que les siens, surtout depuis que la Tsarine avait dit ouvertement qu’elle ne voulait pas la connaître…
Il y a quelque temps un agent consulaire français nous montrait une photographie représentant la reine Draga dansant le menuet devant le roi et ses ministres. Cette scène d’une intimité touchante avait pour témoin Raumovitch, le même officier qui fit sauter à la dynamite la porte de la chambre à coucher royale, Mischitch, cet autre boucher qu’on accuse d’avoir porté le premier coup à la reine, et Lungeviz cet insupportable
Concino Concini qu’on abattit pendant qu’il défendait son roi.
Sur cette photographie, la reine radieuse, dans tout l’épanouissement d’une éclatante beauté, souriait à tous les jeunes hommes qui s’inclinaient gagnés par l’admiration. Et ce sont les mêmes lèvres qui balbutiaient alors de timides compliments qui ont crié : « assomme ! tue ! » Et ils ont tué, les jeunes officiers, comme s’ils avaient devant eux des Chinois de Blagovetchenk, ou des écoliers polonais.
Le successeur d’Alexandre Ier sera le prince Karageorgevitch, héritier de l’ancienne dynastie, dont le chef, disons-le en passant a une origine aussi obscure que Miloch Obranovitch. Mais le prince Pierre a des alliances qui fermeront la bouche à l’Europe occidentale, si elle avait des velléités de protester ; il est le gendre du prince de Montenegro, et, est
persona gratissima à la Cour de Russie, où son fils aîné, âgé de quinze ans, est traité comme l’enfant du Tsar.
Tout parait se passer au gré de certaines ambitions, et si le nouveau roi, que la Skoupchina ne manquera pas d’acclamer, est ce qu’il représente idéalement, c’est-à-dire une sentinelle avancée du panslavisme, la Serbie reverra des jours heureux.
Nous vivons évidemment à une époque singulière, où l’indifférence domine et où l’on n’a plus, sans doute, la force de s’indigner. L’abominable boucherie qui vient d’avoir lieu en Serbie n’a soulevé aucune indignation, d’aucune part. Ni les individus, ni les gouvernements n’ont protesté, pas plus contre la trahison de ces aides de camp, - odieux Judas qui espèrent probablement que les portes, ouvertes par eux, aux assassins, leur ouvriront personnellement celles de l’avancement, - que contre la lâcheté de tous les soudards, qui, après s’être consciencieusement abrutis d’alcool, se sont réunis pour assassiner un homme et une femme qu’il auraient pu emprisonner s’ils étaient las de leur tyrannie et s’ils préféraient, surtout, y substituer la leur propre.
Certes, il ne saurait être question, pour aucune puissance, de risquer la moindre aventure dans cette affaire car les temps du donquichottisme semblent, heureusement, passés. Toutefois, quand, dans ses relations, on découvre un personnage indigne, si l’on ne s’autorise point à le faire arrêter, du moins peut-on rompre les liens qui vous attachent à lui. Pourquoi les puissances n’agiraient-elles point de cette manière quant à la Serbie, tant que les assassins jouiront de l’impunité et ne se verront point traduire devant un tribunal régulier ? Si la France, notamment, n’a pas à s’immiscer dans les affaires serbes, elle a, du moins, le droit de refuser à tendre la main à des mains ensanglantées par un crime aussi répugnant et aussi lâche.
La conscience publique va-t-elle s’éveiller sous l’aiguillon des révélations qui seront probablement faites par les correspondants ?
Belimovitch et Michich, ces Judas que l’histoire marquera au front, ne grimaceront pas au bout d’une corde, parce qu’ils ont consciemment travaillé à l’œuvre des Popow, des Falstoï, des Metchersky, des Snurnow, parce qu’ils ont supprimé un souverain tiède, qui travaillait mal à
l’expansion du gigantesque empire qui doit s’étendre jusqu’aux sources du Danube, jusqu’aux Carpathes et au Bosphore, et dont les préfectures seront Prague, Cracovie, Cettigne, Belgrade, Athènes… etc.
M. Masson Forestier nous a édifiés sur les mœurs de l’armée serbe, il nous a dit que c’étaient des
lièvres encadrés par des officiers
russes. Ils avaient bien bu ces lièvres pour assassiner un jeune homme, une femme et quelques vieillards. Il leur a fallu bien boire, pour oser frapper dans la nuit un roi et une reine, sans défense, abandonnés de tous, et demandant merci…
Jean Syrval.
La Vie Illustrée, 19 juin 1903.
Source :
antikvarne-knjige.com