Ahmet Davutoğlu fête l’Aïd «chez lui»… à Sarajevo
Les révolutions arabes ont fait quelque peu oublier que la politique turque de bon voisinage n’a cessé de se développer dans les Balkans, au cours des dernières années. Or, la tournée qu’effectue actuellement le ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, dans cette péninsule, qui fut marquée par une très forte présence ottomane pendant plus de six siècles, arrive à point nommé pour le rappeler, et de quelle manière !
Outre les relations nouées, depuis la fin du monde bipolaire, avec des pays balkaniques à fortes communautés musulmanes (Albanie, Bosnie, Macédoine…), Ankara a entrepris plus récemment, là comme ailleurs dans son environnement proche, de proposer ses bons offices pour résoudre les principaux différends qui perturbent encore une aire géographique complexe, ravagée par une décennie de conflits meurtriers, à la fin de Guerre froide. Bien qu’ayant été l’un des premiers pays à reconnaître l’indépendance du Kosovo en 2008, la Turquie n’a cessé depuis de s’employer à réintégrer la Serbie dans les forums de coopération régionaux. L’an passé en avril, à l’occasion d’un sommet trilatéral, le président Abdullah Gül avait réussi à réunir à Istanbul, les présidents serbe, Boris Tadic, et, bosniaque, Haris Silazdjic, lors d’un sommet au cours duquel les deux frères ennemis s’étaient pour la première fois serrés la main. Par la suite, en juillet 2010, Recep Tayyip Erdoğan avait effectué un voyage remarqué, à Belgrade, pendant lequel le principe d’une levée de l’obligation de visa pour circuler entre les deux pays avait acquis, tandis que de nombreux contrats étaient signés prévoyant entre autres la participation d’entreprises turques aux constructions de l’autoroute Serbie-Montenegro et d’une route destinée à désenclaver le Sandjak, une province serbe à majorité musulmane. Dernièrement, enfin, en avril 2010, la Turquie est fortement intervenue pour apaiser les relations entre Belgrade et Sarajevo, mises à mal par la relance du projet de référendum sur l’indépendance de la République serbe de Bosnie.
Depuis juillet dernier, ce sont cette fois les relations entre la Serbie et le Kosovo qui connaissent une poussée de fièvre, Pristina ayant décidé de déployer des douaniers et des policiers sur sa frontière serbe pour faire respecter un embargo sur les produits serbes, ce qui a provoqué l’ire des Serbes du Kosovo. La KFOR (force de l’OTAN au Kosovo) a finalement pris le contrôle des postes frontières de la discorde, et l’Union Européenne a initié un dialogue serbo-kosovar, qui doit reprendre début septembre à Bruxelles. Entretemps, Ahmet Davutoğlu, qui a commencé sa tournée balkanique à Pristina justement, a mis de l’huile dans les rouages, en rappelant la disponibilité de son pays pour contribuer à «ce que la paix règne dans les Balkans.»
Plus généralement, cette nouvelle offensive du chef de la diplomatie turque dans les Balkans repose en fait la question des orientations de sa politique étrangère, et notamment de la dimension néo-ottomane de celle-ci. Certes, Ahmet Davutoğlu a une fois de plus démenti toute velléité néo-ottomaniste, mais force est de constater que, sur ces vieilles terres ottomanes et dans un cadre qui ressemble parfois beaucoup à la Turquie, il a eu du mal à contenir ses émotions. Ainsi, a-t-il déclaré à Pristina : «Pour nous les Balkans représentent une aire géographique progressivement abandonnée depuis une époque qui remonte, il y a 215 ans, au Traité de Karlowitz et où la mémoire gît derrière chaque perte…» Le chef de la diplomatie turque a certes voulu dissiper cette accès de nostalgie ottomane, par des remarques plus contemporaines expliquant notamment que la Turquie d’aujourd’hui s’employait à faire de la Péninsule une zone de paix : «Nous avons renforcé nos relations avec les pays qui apparaissaient comme les plus problématiques, particulièrement avec la Serbie. Subitement la Turquie, qui semblait soutenir un pays contre un autre et qui était forcée de protéger une minorité, est devenue un pays qui a une vision d’ensemble des Balkans.» Mais il a reconnu que cette attention renouvelée de son pays pour les Balkans provoquait des réactions, et notamment cette suspicion de néo-ottomanisme qu’il a qualifiée de réaction nationaliste quelque peu « infantile » qui, selon lui, mise en exergue par des milieux qui n’arrivent pas à accepter le retour de la Turquie dans cette région.
Pour autant, le parcours de la visite d’Ahmet Davutoğlu au Kosovo aura contribué à conforter l’idée d’un développement de la présence turque dans les Balkans. Après avoir rencontré le régiment turc qui participe à la KFOR, stationné à Prizren, il s’est rendu dans une école construite par le TİKA (Türk İşbirliği ve kalkınma başkanlığı Agence turque de coopération internationale placée sous l’autorité du premier ministre et très investie dans des projets balkaniques) à Mamusa, une ville presqu’exclusivement peuplé de Turcs, où Ahmet Davutoğlu a néanmoins regretté que le déploiement d’une banderole de l’AKP pour l’accueillir ait été préféré à celui d’une enseigne moins partisane, qui aurait été «plus appropriée d’un point de vue protocolaire».
Les gestes forts de cette première étape balkanique devaient pourtant être suivis de développements encore plus symboliques. En effet, le ministre turc des affaires étrangères s’est rendu deux jours plus tard à Sarajevo, la capitale bosniaque, où il était invité à fêter l’Aïd-el-Fitr, marquant la fin du Ramadan, par le grand Müfti Mustafa Ceric, qui l’a accueilli en déclarant : « Aujourd’hui est un jour à chérir car le ministre turc des affaires étrangères est avec nous ». Ce à quoi l’intéressé à répondu : « Nous avons été ici, nous sommes ici et nous serons toujours ici. », avant de surenchérir après la prière : « Dans nos traditions, nous célébrons l’Aïd à la maison. C’est ce que je suis en train de faire, je célèbre l’Aïd avec ma famille à Sarajevo. La Bosnie est notre maison et les Bosniaques sont les membres de notre famille. »
Par Jean Marcou
Source : ovipot.hypotheses.org, le 1er septembre 2011.