Chers lecteurs, il y a longtemps que je ne vous avais plus ennuyé avec mes constatations sur le terrain. Soyons clair, en réalité c'était une grosse perte pour vous. Fort heureusement je me propose présentement d'y remédier, et comme d'habitude c'est la Croatie qui inspire le plus gros de mes remarques.
On le sait, même dans les pays les plus ordonnés, comme la France ou l'Allemagne, les gens se plaignent de plus en plus ouvertement du néolibéralisme. Toutefois les effets de ce néolibéralisme sont encore plus manifestes dans les Balkans. Pourquoi cela ? Parce que là-bas les Etats sont plus déstructurés et plus malformés, ce qui les a rendus plus vulnérable pour ce phénomène qui les a littéralement rongés et siphonnés.
Au fil du temps l'Etat balkanique a véritablement perdu le gros de ses fonctions qui sont passées aux mains des entreprises étrangères et donc des économies étrangères. Prenons l'exemple de la Premier ministre croate dont le rôle devient de plus en plus protocolaire et qui passe le plus clair de son temps à sillonner le pays dans une éternelle campagne électorale en vue de serrer un maximum de mains et de se faire photographier le plus souvent possible. Cette caricature de dirigeante est la preuve vivante de la perte du rôle de l'Etat et du gouvernement en Croatie. La vocation qu'elle se donne est de plus en plus celle de représenter le pouvoir dans son habillage extérieur puisqu'elle ne peut décider de rien et doit toujours céder cet honneur aux magnats financiers et aux ambassades étrangères.
Petite ironie de l'histoire ce rôle représentatif que la Premier ministre croate tend à assumer est en partie celui qui revient au président de la République. Ainsi en Croatie on a un empiètement sur le rôle présidentiel. Notons au passage que cela ne va pas sans poser certains problèmes puisque le président a pour deuxième rôle d'être un facteur neutre et bienveillant. Or ce deuxième rôle un Premier ministre ne pourra jamais que le ternir dès lors où il représente et cherche à promouvoir une famille politique bien déterminée. Mais laissons cela et fermons cette petite parenthèse.*
Qui constitue le Gouvernement et mène la marche de l'Etat ? Bien entendu dans les Balkans comme ailleurs ce sont les partis politiques. Il est évident que si le gouvernement tend à se vider de sa substance, les partis perdent automatiquement une bonne partie de leur raison d'être. De fait on constate que les partis sont extrêmement critiqués et déconsidérés quelles que soient leurs orientations de gauche ou de droite. On l'a bien vu notamment lors des "manifestations Facebook" en février de cette année quand les manifestants croates ont autant conspué les partis au pouvoir que ceux dans l'opposition.
Que ce soit en Croatie ou dans les pays voisins il n'y a pas de doute que les partis politiques sont sérieusement écornés et qu'ils sont loin d'être ce qu'ils étaient autrefois, autant dans leur prestige que dans leur utilité.
Quelle est l'autre grande organisation de masse dans les Balkans ? Ce sont les Eglises, plus précisément les Eglises catholique et orthodoxe ainsi que la communauté musulmane. Les autres organisations religieuses ne peuvent pas être considérées comme des organisations de masse tout simplement par faute de membres. Par exemple la communauté juive a été anéantie à un moment donné de son histoire alors que les trois autres citées n'ont jamais été détruites de fond en comble. Par contre elles ont parfois été destructrices.
Mais qu'en est-il actuellement ?
Actuellement les Eglises se retrouvent affaiblies par le même facteur que pour les partis politiques, c'est-à-dire par le néolibéralisme, même si les processus mis en oeuvre sont différents. Rendus puérils et consommateurs, les gens n'ont plus d'autre idole qu'eux-mêmes. Que viendrait faire Dieu dans leur vie d'idole ? En attendant le point à retenir est que c'est toujours le néolibéralisme qui en définitive sape la vie des Eglises puisque c'est lui qui de nos jour commande le changement général de mentalité des gens. Qu'au fond d'eux-mêmes la plupart ne s'y retrouvent pas dans ce changement de mentalité et qu'ils s'en plaignent vaguement est une chose, mais le fait n'en reste pas moins qu'ils vont de moins en moins à la messe et qu'en tant qu'institution l'Eglise les attire de moins en moins. Comme illustration on pourrait citer la récente visite de Benoît XVI en Croatie qui fut un demi flop promotionnel et a laissé peu d'impressions durables dans les esprits.
Si les deux grands sortes d'organisations de masse que je viens de citer sont affaiblies et voient leur pouvoir s'éroder, nous nous retrouvons automatiquement face à un vide grandissant de ce dernier. Jusqu'ici rien que de très logique, mais laissez moi aller un peu plus loin. Qui sont ceux qui tendent à combler ce vide dont la nature a horreur ? Actuellement il semble que ce soient justement des organisations qui par leur caractère sont l'inverse des organisations de masse, c'est-à-dire qu'elles ne sont constituées que de peu d'individus et n'ont pas pour mission d'en prendre en charge un grand nombre. En d'autres termes ce sont les micro-organisations qui ces derniers temps ont montré le bout du nez dans les Balkans.
Pour l'instant on peut dire qu'elles sont encore relativement peu nombreuses par rapport au vide du pouvoir qui s'installe, un vide qui devient de plus en plus sidéral et qui à l'avenir le sera de plus en plus si l'on admet que le néolibéralisme n'est pas prêt de s'effondrer, n'en déplaise à certains. Au contraire, lancé dans son élan, il va continuer de trouer l'Etat et d'en faire de la charpie. Il va continuer de clairsemer les rangs des différentes Eglises.
Il convient de noter que dans les Balkans les gens peuvent difficilement mettre leurs espoirs dans un grand parti nationaliste qui viendrait restaurer les fonctions de l'Etat, voire remettre les gens sur les chemins d'une idéologie bien carrée. La particularité des Balkans est justement que des grands partis nationalistes ont déjà été au pouvoir et que pour certains d'entre eux, par exemple la Bosnie et la Croatie, ils occupent encore la tête de l'Etat même s'ils ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils étaient à l'origine. En France par contre le FN n'a jamais été au pouvoir et il peut donc faire croire plus facilement à certains qu'il a les moyens de renverser le cours de l'histoire.
Mais revenons en aux Balkans. En aucun cas les micro-organisations ne sont encore en mesure, même de loin, de combler le vide du pouvoir. On est bien d'accord sur ce point. Vont-elles y parvenir un jour si les organisations de masse continuent de dégénérer au rythme que dictent les coups de boutoir du néolibéralisme ? Difficile à dire, mais il faudrait d'abord qu'elles commencent à véritablement champignonner. On en est encore loin.
Un autre défaut congénital des micro-organisations est leur instabilité. Dépendantes d'un très petit nombre d'individus, elles s'effondrent au moindre relâchement ou manque de disponibilité de leur part. Certes d'autres micro-organisations peuvent alors prendre leur place, mais il n'en reste pas moins que la preuve aura été faite qu'on ne pouvait pas s'y fier durablement.
Malgré tout je continue de croire dans les micro-organisations et à leur accorder une attention particulière sur ce blog.
Le lecteur pourrait alors me dire : "Oui parce que vous détestez l'Etat, les partis et les Eglises. "Parce que vous êtes prêt à pousser jusqu'au bout votre logique de fou, que vous êtes prêt à vous allier au néolibéralisme jusqu'à son aboutissement final". "Au besoin vous vous faites l'ami du diable ! Plutôt que de le combattre vous finissez par vouloir qu'il triomphe, que par son action négative il anéantisse toute organisation de masse et ses différents outils, qu'il anéantisse la société telle que nous la connaissons et l'aimons pour ne laisser qu'une constellation de micro-structures toutes plus instables les unes que les autres mais qui plaisent à votre nature déséquilibrée" "Et vous vivez cela avec l'illusion anarchique que dans un environnement aussi volatile l'être humain pourrait trouver son compte moral et matériel ?" "Mais ma parole vous êtes un haineux et un destructeur qui ne proposez rien d'autre que des chimères !"
Chers lecteurs, calmez-vous juste une seconde et arrêtez ce flot d'imprécations dont je ne vous croyais pas capable un seul instant. Je vous fais seulement part de mes constatations recueillies en terre balkanique et rien de plus. Je ne sais pas où tout cela va nous mener mais pour ma part je ne vois pas que nous soyons en train d'abattre le néolibéralisme. Presque toujours il est l'ennemi déclaré, cela oui, mais en réalité il ne cède pas un pouce de terrain.
Qu'y puis-je si nous vivons des temps troublés ?
* Sur ce point je dois signaler au lecteur français que le système français est différent du système croate.