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Titre du blog : Balkanikum
Auteur : Balkanikum
Date de création : 14-08-2008
 
posté le 23-05-2011 à 11:52:22

 
 A Bordeaux, le détenu de Guantanamo
 

Saber Lahmar vit depuis un an et demi en région bordelaise. Arrêté fin 2001 en Bosnie, il a passé huit ans dans la prison militaire américaine.

Quand il a été arrêté, en octobre 2001 à Sarajevo, Saber Lahmar avait 32 ans. Cet Algérien né à Constantine habitait depuis cinq ans la capitale bosnienne. Il enseignait l'arabe dans un centre islamique privé, dirigé par le prince Salman, gouverneur de Riyad et membre de la famille royale saoudienne. Saber avait obtenu à l'université de sa ville un diplôme en sciences islamiques au milieu des années 1990.

Désireux, selon ses dires, de parfaire ses connaissances théologiques, l'homme est parti pour Médine, ville sainte d'Arabie saoudite et siège d'une université musulmane, où il a décroché en 1996 un diplôme de niveau plus élevé. Il est alors parti pour la Bosnie en qualité d'enseignant.


Action contre le gouvernement

Arrêté après les attentats du 11 Septembre, emprisonné préventivement par la justice bosnienne puis libéré, Saber Lahmar a été aussitôt interpellé par les militaires américains présents en Bosnie et conduit à la prison de Guantánamo (lire ci-dessous).

Au bout de huit ans de détention, il a été blanchi par la justice américaine, puis, en décembre 2009, exfiltré en France, où il est hébergé depuis dans la région bordelaise. Il tente désormais de reconstruire sa vie et d'obtenir réparation des graves préjudices physiques et moraux qu'il a subis. Un avocat bordelais, Me Pierre Blazy, l'assiste dans cette tâche. « Nous allons adresser très prochainement une assignation à l'ambassade des États-Unis », précise le juriste, qui va ainsi « intenter une action contre le gouvernement américain pour arrestation illégale ».

Pourquoi Saber Lahmar, dont la justice américaine a fini par reconnaître l'innocence, a-t-il été soupçonné et détenu sans preuves dans la prison symbole des excès de la lutte antiterroriste ?

Le fait d'avoir quitté l'Algérie au plus fort de la guerre civile opposant militaires et islamistes interpelle. Était-il candidat au djihad ? « Son profil me fait penser qu'il a été emporté dans le même tourbillon que bien des jeunes Algériens de sa génération et que le motif avoué de son départ pour l'Arabie saoudite peut avoir caché une fuite », décrypte Mathieu Guidère, spécialiste du terrorisme.


Traque tous azimuts

Alors que le royaume des Saoud, qui venait de déchoir Ben Laden de sa nationalité, était lancé dans une offensive d'islamisation pointée aussi vers la Bosnie musulmane, l'engagement d'un Saber Lahmar pour enseigner l'arabe et l'islam à des Bosniaques était-il l'amorce d'un parcours djihadiste ? Son cas a de toute façon interpellé les Américains, lancés à l'époque dans la traque tous azimuts de terroristes réels ou supposés. Et Saber Lahmar a plongé dans l'enfer de « Gitmo ».


>> De retour de Guantanamo

Son Arrivée en France. « On m'a proposé de me renvoyer en Algérie ou en Bosnie, mais j'avais trop peur de retourner en prison. La France ? J'ai dit oui. L'ambassadeur à Washington est venu me voir deux fois. Il m'a dit de ne pas faire de demande d'asile, mais d'hébergement. Il m'a dit que le gouvernement américain versait de l'argent pour moi et m'a promis que j'aurais des papiers, un logement. »

Son installation à Bordeaux. « J'habite depuis fin 2009 un appartement dont le loyer est payé par une association d'aide aux demandeurs d'asile, qui me verse aussi une allocation mensuelle. Quand mon premier titre de séjour a expiré, j'ai vécu quatre mois en clandestin avant d'en avoir un autre, de six mois renouvelable. Je ne peux travailler ni conduire, car la préfecture dit que mon permis "n'a pas été renouvelé en Bosnie". »


Interview : "Ils cherchaient à nous rendre fou"

« Sud Ouest ». Quel genre de vie meniez-vous en Bosnie ?

Saber Lahmar. Une vie rangée. J'ai épousé une femme bosniaque dont j'ai eu un garçon, Moad, qui a 12 ans aujourd'hui, et une fille, Sara, 10 ans, que je n'ai jamais vue. Je m'occupais de la bibliothèque du centre et j'y passais du temps. Je sortais peu, allant la plupart du temps de la maison à mon travail et vice versa. Et plus encore après les attentats du 11 Septembre.

Vous pensiez qu'on pouvait vous accuser d'être un islamiste ?

Non. Mais je savais que, dans un contexte si brûlant, il valait mieux être discret. En octobre 2001, la police bosnienne a débarqué chez moi à 20 heures. Ils ont fouillé ma maison jusqu'à 2 heures du matin. Après avoir vérifié ma voiture, ils m'ont amené au commissariat, où j'ai été soumis à un long interrogatoire.

Il y avait des charges contre vous ?

Non. Le commissaire avait des « ordres ». Quand on a pris mes empreintes digitales, j'ai tiqué car le formulaire était visiblement américain. J'ai fait trois mois de détention préventive, et le juge a reconnu n'avoir aucune raison de me garder. Je pensais rentrer à la maison. Mais, à la porte de la prison, des policiers bosniens et des militaires américains m'ont interpellé. J'ai été emmené à la base américaine de l'aéroport de Sarajevo. On m'a encagoulé, passé les menottes aux mains et aux pieds, et je suis resté trois jours attaché au sol et frappé par les soldats. Puis on m'a passé une combinaison orange et embarqué en hélicoptère pour la base de Tuzla, puis vers une base en Turquie.

Vous aviez une idée de l'endroit où on vous a emmené ensuite ?

Non. C'était le 20 janvier 2002, je n'avais jamais entendu parler de Guantánamo. L'avion transportait des prisonniers depuis Kandahar (Afghanistan). À l'arrivée, on m'a enfermé dans une cellule de 2 mètres sur 1,5, éclairée en permanence par trois lampes. Je ne savais pas que j'allais là rester huit ans.

Vous a-t-on dit les raisons de votre incarcération ?

J'ai été interrogé par tous les services - FBI, CIA, sécurité militaire - et ils me disaient que j'étais là pour donner des informations. Ils n'avaient pas l'air de bien savoir ce qu'ils cherchaient. Il y avait un interrogatoire tous les vingt jours.

Avez-vous été torturé ?

Ils m'ont torturé à l'électricité (il montre une cicatrice au mollet gauche), plongé comme dans un puits pour simuler la noyade, fait asseoir des heures sur une petite chaise en fer sans dossier. En cellule, ils nous empêchaient de dormir et cherchaient à nous rendre fous par un vacarme assourdissant, des bruits d'aspirateurs, de la musique à fond, des hurlements porno. Le bruit ne s'arrêtait que lors des visites d'envoyés de la Croix-Rouge. C'était très dur.

Quelle était votre vie en cellule ?

La cellule métallique était nue. Ni lit ni robinet, rien. Il y faisait toujours chaud comme dans un four. Parfois encore, je sens de l'électricité me passer dans le corps. Pendant ces huit ans, j'ai passé vingt-sept mois sans sortir. Ma peau était devenue d'une blancheur cadavérique. Je voyais le gardien trois fois par jour. On nous donnait à manger du riz blanc presque cru, une pomme. On restait des jours entiers les coudes sur les genoux et la tête droite, sans bouger. J'ai aussi passé seize mois au « camp five », le plus dur, dans une cellule aveugle. Je n'avais plus de notion du temps.

Comment avez-vous supporté ?

Par la volonté de Dieu. Il n'y avait rien à faire. Si vous demandiez de quoi lire, le gardien vous répondait : « Vous n'êtes pas au Sheraton. » Se suicider était impossible. Dans ces cas-là, on se raconte des histoires, des souvenirs, on prie. Certains criaient ou riaient durant des heures, les gardiens n'y faisaient plus attention.

Quand avez-vous été libéré ?

En décembre 2009. Celui qui m'a relaxé et fait libérer, c'est Richard J. Leon, juge fédéral à la cour d'appel du district de Columbia, qui avait pourtant été nommé en 2001 par le président Bush. Le jugement, dont j'ai copie, dit que la « pétition de M. Lahmar pour l'habeas corpus est accordée ». Mon dossier, de 557 pages, était basé sur une source anonyme unique. Comme un agent du FBI me l'avait dit, le juge a estimé qu'il était vide. Il a balayé le soupçon de complot contre l'ambassade US à Sarajevo. On m'accusait aussi d'avoir cherché à obtenir un visa pour l'Afghanistan, alors qu'il n'y a ni ambassade, ni consulat afghan en Bosnie.

Avez-vous essayé de retourner en Bosnie, où vit votre famille ?

Non. Je suis sans nouvelles de ma famille, mais je sais que ma femme, qui a subi beaucoup de pressions, a demandé le divorce.


Source : sudouest.fr, le 23 mai 2011.