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Titre du blog : Balkanikum
Auteur : Balkanikum
Date de création : 14-08-2008
 
posté le 12-03-2011 à 21:28:12

J'ai trouvé sur la toile ce texte de Vedrana Rudan. Elle l'a écrit à l'occasion de la première des manifestations croates lancée via le réseau Facebook. Cela lui rappelle un vieux souvenir qui date de la Yougoslavie communiste.

Plus loin dans le texte elle espère que le rassemblement qui doit avoir lieu à Zagreb se produira aussi dans d'autres villes croates. Elle nous dit pourquoi. Sur ce point on sait que ses voeux ont été exaucés.

 

 

 

Quand est-ce qu'on sera dimanche ?

 

 

Je suis une de celles qui étaient encore jeunes à cette époque lointaine, obscure, non-démocratique. Le 1er mai 1971 je n'avais pas encore atteint 22 ans et je travaillais comme guide dans le complexe touristique de Girandella, situé à Rab. A l'époque le 1er mai s'appelait "Prvi maj" et il était fêté dans toute la Yougoslavie. "Les caravanes de l'amitié" prenaient la forme d'innombrables colonnes d'autobus qui transportaient la classe ouvrière de l'intérieur du pays vers la mer pour que là-bas, pendant trois jours, à grand renfort de musique, de nourriture, de promenades et de jeux avec les enfants, cette classe comprenne ce que Tito et le Parti lui ont apporté.   

 

Aujourd'hui chacun sait que ces déplacements à la mer n'étaient rien d'autre qu'un jeu perfide de la part des cocos retors qui au moyen des déjeuners et des voyages du 1er mai achetaient la paix sociale et tenaient sous contrôle les esclaves. Quant à mon premier mai, Tito en compagnie de Jovanka et de toute la bande - mais sans un mot des médias sur le nombre de policiers en uniforme ou en civil qui les escortaient - étaient descendus à Girandella.

 

Là-bas on trouvait également les caravanes de l'amitié venues de Zagreb. De simples gens, des travailleurs, des pères et mères avec leurs enfants en bas âge. Tito avait fait de la fête du 1er mai un jour historique parce qu'à l'époque il tenait son célèbre discours à Labin, une bourgade faite d'hôtels et qui était située à trois kilomètres de distance. Je n'étais pas allée l'écouter.

 

Enfant j'avais eu l'occasion de voir Tito maintes fois car je vivais tout près de la route qu'il prenait pour Brioni. Une rencontre rapprochée de plus avec le Grand Chef n'avait donc pas de quoi m'évouvoir. Nous tous qui appartenions à l'hôtel avions reçu des badges, je ne crois pas que quelqu'un qui n'était pas un client ou un travailleur de l'hôtel ait été en mesure de pénétrer dans le complexe hôtelier. 

 

La nourriture dans l'hôtel était excellente, trois plats au menu, un hors-d'oeuvre, un désert, les clients étaient toujours satisfaient. Toutefois lors de ce premier mai...

 

Tous les clients de l'hôtel, à peu près deux mille, avaient dû entrer dans le restaurant à midi pile car Tito et toute sa suite devaient y manger deux heures plus tard, ce qu'il fit d'ailleurs. Le déjeuner fut répugnant. Plusieurs pommes de terre nageaient dans un goulasch ténu, il nous fallait manger à toute vitesse parce que les serveurs devaient préparer la salle pour le Plus grand Fils et tous ses accompagnateurs. Vous n'allez pas me croire bien que je l'aie vu de mes propres yeux et pourtant ce 1er mai-là les gens se sont bel et bien révoltés et à haut cris.

 

Ils se sont mis à réclamer une meilleure nourriture, ils ont dit qu'en rien ils n'étaient pire que Tito, que Jovanka et que tous les autres.... En vain, nous fûmes chassés à l'air frais tandis que la nourriture non consommée, la misérable pitance, fut jetée à la poubelle. Une heure ou deux plus tard Tito est entré dans le restaurant avec ses courtisans. Jamais nous ne saurons ce qu'ils ont mangé. Je ne crois pas non plus me rappeler que les clients de l'hôtel se soient précipités à Labin pour aller écouter ce qu'il avait à nous dire.

 

Mais jamais je n'oublierai comment les mères, une fois que les camarades eurent quitté le restaurant, se ruèrent dans l'immense cuisine de l'hôtel pour la saccager devant le regard impuissant des cuisiniers et des policiers, pour en extirper d'énormes quantités de jambon cru, de fromage, de viande cuite, de gâteaux et de pain et comment, devant l'hôtel, sur la terrasse, elles l'offrirent à manger à leurs enfants et leurs maris tout penauds.

 

Bien entendu les journaux n'en ont rien écrit mais moi j'avais été heureuse. Pour la première fois de ma vie, et à ce jour l'unique, j'avais vu une révolution se dérouler en direct. Les assiettes avaient voltigé, les frigos s'étaient retrouvés éventrés, des hurlements avaient été poussés, des braillements, des jurons et il avait été dit qu'"en rien nous ne sommes pire que Tito."

 

Personne n'a eu à souffrir la moindre anicroche, les femmes hystériques n'ont pas été jetées dans les prisons croates ni n'ont été envoyées à Goli Otok. Pourquoi est-ce que cela me revient justement en tête aujourd'hui ? Un Quidam sur Internet nous appelle à manifester contre le gouvernement, cela pour demain, le 22 février, à 13h00, sur la Place Saint-Marc.

 

Nous vivons sous une ère démocratique, le Dictateur de même que ses os sont déjà rongés ; dans la Croatie indépendante un Quidam en appelle à la révolution avec la même ferveur dont avaient été prises en 1971 les camarades de sexe féminin lorsqu'elles avaient tourné leurs pas vers les jambons crus à Rab.

 

Mais où sont les comparses ? Combien de héros y aura-t-il demain sur la Place Saint-Marc pour brandir les drapeaux, porter les banderoles, jeter des oeufs, hurler et réclamer de la nourriture pour leurs enfants, ainsi que des taux d'intérêt plus bas, forcer les ministres à quitter leurs bunkers et à céder le pouvoir ?

 

Je ne suis pas optimiste. Moi je ne compte pas y aller parce que les frais du voyage de Rijeka à Zagreb sont énormes. Ce Quidam aurait dû savoir que nous sommes de bonne volonté mais que nous n'avons pas un sou. Chaque ville croate possède sa Place Saint-Marc, pourquoi ne nous a-t-il pas enjoint de nous diriger vers nos places à nous ? Il en existe une autre que moi dont il n'a pas tenu compte, je l'ai trouvée sur le net. En effet une jeune fille a écrit : "Je viendrais volontiers si ce n'était mardi, je travaille, pourquoi est-ce que vous n'organisez pas cela le dimanche ?"

 

Et c'est ainsi que nous les laborieux Croates allons renverser le gouvernement un dimanche de congé. D'ici là mon vieux coeur se réchauffera au souvenir de cette lugubre et obscure, obscure époque lorsque les gens dans un pays non démocratique avaient estimé avoir droit à la dignité, même s'ils savaient qu'ils n'étaient pas Tito.

 

 

Source : buniqa.info, le 21 février 2011.