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Titre du blog : Balkanikum
Auteur : Balkanikum
Date de création : 14-08-2008
 
posté le 03-08-2010 à 14:24:33

Le Schindler de Brčko
 


"Dans la salle sont entrés trois soldats serbes, jamais je ne les avais vus auparavant. Je me rappelle de l'instant où l'un d'eux a crié : "Ces gens vivront!". Ensuite a éclaté une grosse bagarre entre ces trois là et les autres soldats. J'ai entendu comment l'un d'entre eux ordonnait que soit "amené un autocar'". Et ainsi fut-il : après un certain temps est arrivé l'autocar, et le soldat qui s'était opposé au crime, malgré les menaces de celui armé des quatre couteaux, a conduit vers l'autocar Enes et vingt-huit autres martyrs qui ce jour-là attendaient leur tour pour être exécutés. Les personnes sauvées ont été amenées à Bjeljina en autobus...

 

 

 

L'homme répondant au nom d'Enes Čelosmanović est né à Brčko en 1953, là où il a vécu jusqu'en 1992. On sait très bien ce qui s'est passé cette année-là en Bosnie-Herzégovine. Pareil pour la ville natale d'Enes. En dépit de cela, Enes et sa famille n'avaient pas voulu s'enfuir de Brčko.

"Jamais je n'ai fait de mal à personne", explique Enes. "On a cru que c'était une raison suffisante pour ne rien avoir à craindre ni personne. Et peut-être que toute personne normale se serait dit la même chose."

Même lorsque, la veille du 1er mai, furent minés les ponts de Brčko qui enjambent la Save, et que beaucoup de citoyens pris de panique s'enfuirent de la ville, les Čelosmanović ne songèrent pas à s'en aller. Ils troquèrent néanmoins leur appartement pour la cave du bâtiment, sait-on jamais.  

Celui qui était alors le maire de Brčko, Mustafa Ramić (du Parti de l'action démocratique) a tenu un discours devant les caméras, au cours duquel il a appelé  les citoyens à ne pas fuir la ville, tout en disant que ceux qui entre temps avaient néanmoins fui étaient libres de revenir, "car l'Armée populaire yougoslave (JNA) était là et qu'elle ne permettrait pas qu'il arrive quoi que ce soit", se rappelle Enes comme si cela s'était passé hier. "Mais tout de suite après ce discours Ramić a pris sa voiture et il a fui Brčko".

Quelques jours plus tard, onze autobus venant de Bjeljina ont amené des volontaires serbes à Brčko, poursuit Enes. "Ils n'ont pas perdu de temps. Ils ont visité tour à tour les maisons et les immeubles et les ont 'libérés' des gens".

Rapidement est arrivé le tour de l'immeuble d'Enes.

"Est venu nous chercher mon premier voisin (initiales D.N.), on vivait littéralement une porte en face de l'autre", se rappelle Enes dans un soupir. "Ce faisant il a fait prisonnier mon père qui avait alors 72 ans, ainsi qu'un enfant âgé de seulement deux ans et un mois."

Les personnes faites prisonnières, environ un millier, ont d'abord été placées dans le bâtiment de la Garnison de l'ancienne JNA, à peine éloigné d'une centaine de mètres de l'immeuble d'Enes.

"Le matin ils ont d'abord séparé les Serbes et les non-Serbes, puis les femmes et les hommes", raconte Enes pour décrire le début de son propre calvaire, mais aussi celui de centaines de ses concitoyens. "En gros, environ 700 habitants de Grčko ont été répartis dans divers endroits qui ont été transformés en camps".

Enes ainsi qu'un groupe de 95 personnes a été amené à la salle de sport "Partisan", où dans son plus jeune âge il s'était entraîné au volley-ball. "Dès notre arrivée, on a trouvé sur place une quinzaine de cadavres".

L'enfer est un faible mot pour décrire ce qu'Enes et les autres détenus ont vécu les jours suivants dans cette salle de gym.

"Les soldats rivalisaient pour imaginer les tortures physiques les plus immondes", se rappelle Enes. "Ils nous obligeaient à lécher le sang des cadavres, ils nous frappaient dans les parties génitales..."

Aucun des détenus n'a eu eu "la chance au milieu du malheur" d'être tué sans avoir été auparavant torturé et maltraité des manières les plus pathologiques qui soient. Les soldats s'amusaient de surcroît en jouant à "la roulette russe" avec les prisonniers. Enes affirme avoir personnellement survécu à trois de ces "jeux".

Parmi les tortionnaires, un s'est particulièrement distingué qui venait dans la salle muni de quatre poignards, deux dans chaque botte. Il nous a dit que pour la Saint-Georges il voulait avoir "deux cent têtes au bout de son poignard". A une occasion il nous a distribué un morceau de lard et nous a apporté une bouteille de cognac, en nous signalant que c'était la toute dernière dans notre vie. Ensuite il nous a ordonné que l'on 'débarrasse la chemise (autour du cou, N.D.T.) pour que le couteau passe plus facilement'".

C'est alors qu'est arrivé quelque chose qu'Enes se rappellera toute sa vie.

"Dans la salle sont entrés trois soldats serbes, jamais je ne les avais vus auparavant. Je me rappelle de l'instant où l'un d'eux a crié : "Ces gens vivront!". Ensuite a éclaté une grosse bagarre entre ces trois là et les autres soldats. J'ai entendu comment l'un d'entre eux ordonnait que soit 'amené un autocar'". Et ainsi fut-il : après un certain temps est arrivé l'autocar, et le soldat qui s'était opposé au crime, malgré les menaces de celui aux quatre couteaux, a conduit vers l'autocar Enes et vingt-huit autres martyrs qui ce jour-là attendaient leur tour pour être exécutés. Les personnes sauvées ont été amenées à Bjeljina en autocar...

Etant donné que Bjeljina était alors sous le contrôle des hommes d'Arkan, Enes et ses compagnons de voyage ne pouvaient pas non plus s'y sentir en sécurité. "Pendant quelques jours je me suis caché dans la maison d'un policier des lieux. Mais comme la femme de cet homme appartenait à l'unité d'Arkan, en aucun cas je ne pouvais y rester plus longtemps."

Par chance, avec l'aide ce celui qui l'abritait, il a réussi à passer à Tuzla. Plus tard c'est de là que grâce à l'un de ses vieux partenaires en affaires il est passé en Croatie où il vit aujourd'hui encore.

Depuis ce jour, Enes n'a pratiquement eu qu'un seul désir : faire la connaissance de son sauveur. Il a fallu seize ans pour que soit exaucé son désir, et cela grâce à Denis Latin, un animateur bien connu de la TV croate, au cours de son émission populaire appelée "Latinica" que diffuse la Télévision publique croate. A cette occasion Enes a rejoint sa ville natale pour la première fois depuis qu'il a vécu les horreurs du camp de détention à Brčko. La rencontre émouvante avec Radomir Lakić, c'est ainsi que s'appelle l'Homme qui en son temps avait sauvé Enes et vingt huit autres civils - s'est déroulée en plein centre de Brčko, dans un petit café à peine éloigné d'une centaine de mètre de la funeste salle de gym.

"Ce sentiment, étreindre un homme qui t'a sauvé la vie, lui serrer la main, ne se laisse pas décrire par des mots".

Radomir Lakić - l'Oskar Schindler de Bosnie - tel que l'appelle Enes, était à l'époque de la guerre un membre du Régiment policier serbe d'Ugljevik, une localité située à quarante kilomètres de Brčko. Ayant appris à l'époque que des centaines de civils innocents de nationalité non serbe avaient été faits prisonniers en divers endroits, Radomir s'était mis en tête de sauver les vies des innocents. Les vingt neuf personnes de la salle de gym parmi lesquelles figurait Enes ne sont pas les seules qui doivent leur vie à Radomir Lakić. Cet homme courageux et noble est parvenu durant la guerre à sauver soixante-dix personnes au total. Si chaque ville en Bosnie-Herzégovine avait eu moins eu son Radomir Lakić...

Outre Radomir, il conviendrait d'attirer l'attention sur le nom d'un autre homme qui a également beaucoup fait pour sauver des civils innocents. Il s'agit du chef à l'époque de la police d'Ugljevik, dont le large public, de même que pour Lakić, ne sait pratiquement rien.

Enes Čelosmanović, l'homme qui depuis des années se bat avec ténacité et suite dans les idées pour que la vérité voie le jour, vit maintenant à Zagreb. Sa famille a perdu dans la guerre jusqu'à dix-sept membres. Dans sa ville natale de Brčko il ne passe qu'occasionnellement. "Le plus dur est lorsque je vois que les assassins se promènent plus librement que moi dans les rues de Brčko", dit-il résigné. Pas plus la justice de Brčko que celle de Bosnie-Herzégovine n'a jamais engagé aucune procédure à l'encontre de ceux qui ont organisé les camps et y ont torturé et massacré des civils. Enes s'est offert aux organes compétents en qualité de témoin, mais au lieu d'une réponse il a eu droit à la conspiration du silence. Sa proposition afin que soit rendu les hommages mérités à Radomir Lakić et aux autres héros de sa trempe a été reçue avec moquerie. Cependant le comble de l'ironie, le summum du cynisme de l'existence, est incarné dans le Monument aux libérateurs serbes qui trône honteusement en plein centre de Brčko. Dans cette ville les dépouilles de 80 victimes civiles de la guerre ont été inhumées il y a tout juste quelques années.

"Pourquoi et en dépit de ce qu'il existe suffisamment de preuves pour traduire en justice les criminels, personne de compétent n'a-t-il encore bougé le petit doigt sur cette question", se demande Enes. Environ 380 corps ont été exhumés et identifiés, il existe des témoignages de détenus ayant survécu, mais aussi des déclarations des soldats serbes eux-mêmes."

Il semble que la réponse ne soit pas difficile à deviner.

Cette histoire ne décrit qu'un fragment des souffrances et des étranges circonstances dans lesquelles se sont entremêlés les destins d'Enes Čelosmanović et de Radomir Lakić. A l'heure actuelle, Radomir se trouve à la prison de Foča où il purge une peine prononcée suite à un prétendu trafic d'armes. Enes, qui après avoir de nouveau rencontré Radomir est resté en contact permanent avec lui et sa famille, croit sur base de ses informations et de ses déductions que l'accusation contre Radomir a été montée. Une telle hypothèse - et non pas affirmation étant donné qu'il ne possède aucune preuve matérielle - il la fonde sur plusieurs raisons.

"Rapidement après l'émission 'Latinica' à la télévision publique croate, Radomir et moi avons commencé à recevoir des menaces. Radomir a même dû changer quelques habitudes de vie et être constamment sur ses gardes parce que sa vie était menacée. Cela d'autant plus qu'il est le premier, voire le seul soldat serbe, qui a parlé en son nom propre au sujet des crimes de masse commis contre les civils à Brčko. Malheureusement non pas devant les organes officiels puisque la justice n'a jamais manifesté d'intérêt pour de tels témoignages".

L'affaire a atteint son apogée lorsque Enes et Radomir ont été invités à participer à l'émission de la célèbre Oprah Winfrey, une période où il avait été annoncé que Radomir devait recevoir la reconnaissance internationale en tant qu'humaniste de la décennie, et cela sur proposition de l'organisation non gouvernementale Gariwo, à la tête de laquelle se trouvait la petite-fille de Tito, Svetlana Broz. L'arrestation de Radimir a eu lieu peu après tout cela. D'après ce qu'Enes a appris de source non officielle, l'accusation contre Radomir pour "possession d'une fabrique illégale d'armes à proximité de Tuzla", lui a été collée justement parce qu'il "parlait trop".

Qu'il y ait des raisons ou pas de s'en prendre à Radomir, nous savons tous que des criminels notoires se promènent en toute sérénité au travers de ce qui était notre patrie commune, et que certains vont même jusqu'à jouir du statut "de citoyens renommés". Faut-il alors s'étonner devant la possibilité qu'une homme innocent se retrouve injustement en prison. Au demeurant, même si l'accusation en vertu de laquelle Radomir fait de la prison était exacte, Enes se pose une question logique à lui-même, et à nous tous aussi : "Même si Radomir a véritablement été après la guerre un trafiquant d'armes, est-ce cela peut changer l'idée que l'on se fait de son acte courageux d'avoir sauvé 70 vies humaines ?"

Une chose reste sûre : cette histoire doit être comprise avant tout comme un éloge des qualités humaines, d'autant plus grandes qu'elles ont été manifestées dans des conditions où les bêtes sauvages faisaient la loi. A l'inverse si cette histoire devait servir à ceux qui passent leur temps à décortiquer les graines sanglantes pour leurs éternels processus de différenciation entre "nous" et "eux", ce ne serait qu'une preuve de plus que nous ne sommes pas capables de tirer les vraies leçons.

 

Source : e-novine.com, le 2 août 2010.